Loup Besmond de Senneville avec Héloïse de Neuville, sur la site de La Croix
Les Églises d’Afrique ont publié, jeudi 11 janvier, une déclaration commune annonçant qu’ils s’opposent à la bénédiction des couples en situation irrégulière. Cette prise de position dissonante avec la déclaration vaticane présage-t-elle d’une Église dont la pastorale est à géométrie variable ?
Les prêtres ne béniront pas les couples de même sexe en Afrique. La déclaration est tombée jeudi 11 janvier. Un document de cinq pages dans lequel l’ensemble des évêques africains, par le biais de l’organisation qui les représente, ont opposé un « non » explicite à l’autorisation donnée par le Vatican mi-décembre de bénir des couples homosexuels, dans une déclaration baptisée Fiducia supplicans.
Ces bénédictions – autorisées hors cadre liturgique – « ne pourront pas se faire en Afrique sans s’exposer à des scandales », peut-on lire dans le texte signé par le cardinal Fridolin Ambongo, archevêque de Kinshasa (RD-Congo) et président du Symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar (Sceam). Cette organisation, qui réunit les responsables catholiques du continent, avait lancé fin décembre 2023 une consultation de tous les évêques africains. Une manière d’organiser une réponse concertée après les premières réactions vives de certaines conférences épiscopales à Fiducia supplicans.
« Nous, évêques africains, ne considérons pas comme approprié pour l’Afrique de bénir les unions homosexuelles ou les couples de même sexe parce que, dans notre contexte, cela causerait une confusion et serait en contradiction directe avec l’ethos culturel des communautés africaines », poursuit le cardinal Ambongo. « Le langage de Fiducia supplicans demeure trop subtil à comprendre pour les gens simples. »
Ce message du Sceam est un précédent historique dans l’histoire de l’Église. Jamais tous les évêques d’un continent ne s’étaient ainsi distanciés, publiquement, d’une instruction romaine. De quoi faire dire à certains que la figure même du pape s’en trouve fragilisée.
« On va vers une forme de décentralisation »
À Rome, le dicastère pour la doctrine de la foi n’avait pas anticipé, en publiant Fiducia supplicansquelques jours avant Noël, de telles réactions. « Ce texte a été publié par le cardinal Fernandez (préfet du dicastère, NDLR) et par une toute petite équipe », retrace une source vaticane. Une autre explique que ni les préfets des autres dicastères de la Curie romaine, ni les cardinaux, ni les présidents de conférences épiscopales n’ont été prévenus du texte, malgré sa haute sensibilité.
C’était une manière d’éviter les fuites, et un éventuel blocage du texte… mais cela représentait un risque quant à sa réception. De fait, les critiques et interrogations ont été si fortes que Rome a été contraint de publier une « note explicative », pour finalement laisser les évêques locaux libres quant à l’application du texte.
La déclaration des évêques africains intervient donc dans cette suite logique, et certains au Vatican n’hésitent pas à y voir une expression de la synodalité voulue par le pape lui-même. De fait, pendant la première Assemblée générale du Synode, en octobre, plusieurs participants venus d’Afrique s’étaient opposés à toute bénédiction des couples homosexuels et avaient assimilé cette question à une préoccupation idéologique occidentale, voire à une forme de nouvelle « colonisation ».
« On va vers une forme de décentralisation », admet un responsable romain, qui ne voit là aucune raison de s’alarmer, mais au contraire une mise en application de la « synodalité ». Pour preuve, le message des Églises africaines a, comme le précisent ses auteurs, « reçu l’accord de Sa sainteté le pape François, et de Son éminence le cardinal Victor Manuel Fernandez ». « Toute la question est de savoir aujourd’hui comment vivre l’unité dans la diversité », poursuit ce même responsable romain.
« Une mise en application de l’esprit de synodalité »
L’Église catholique serait-elle en train de devenir une organisation à plusieurs vitesses ? « On s’achemine vers cela, répond l’historien du catholicisme Yves Chiron. Fondamentalement, le pape ne cherche pas à imposer une ligne pastorale, mais il ouvre des possibilités dont les évêques doivent se saisir. »
L’historien estime que si un tel positionnement est possible, c’est que Rome n’entend pas faire évoluer la doctrine sur l’homosexualité et le mariage. Ce que suggérait déjà un évêque allemand de passage à Rome il y a quelques mois : « Je peux comprendre qu’un Africain ne veuille pas bénir les couples homosexuels chez lui, car c’est un sujet très sensible. À sa place, je ferais sans doute la même chose. Mais dans mon pays, si je ne le fais pas, ce refus devient un obstacle à l’annonce du Christ. »
Le cardinal Fridolin Ambongo, de son côté, se défend de toute scission. « L’Église n’est pas en train de faire bande à part », insiste l’archevêque de Kinshasa, interrogé par La Croix. Le signataire du texte africain rappelle d’ailleurs un précédent, celui des diacres permanents. « Lorsque le diaconat permanent avait été ouvert, les évêques africains avaient dit que compte tenu de leur contexte culturel, ils continueraient de s’appuyer sur les catéchistes, bien présents sur le continent. » Le président du Sceam, qui est venu à Rome exprès pour présenter au pape les réactions africaines, voit lui aussi dans sa déclaration « une mise en application de l’esprit de synodalité ».
Mise en garde contre un « risque d’éclatement »
Si pour certains observateurs, la différence d’application du texte semble constituer une brèche dangereuse dans l’unité de l’Église, d’autres comme le jésuite burkinabè Paul Béré, appellent à en relativiser la portée : « L’unité n’a jamais été l’uniformité. Il est normal que Fiducia supplicans ne puisse pas s’appliquer partout dans le monde entier, tout simplement car la question homosexuelle ne se pose pas de la même manière en Allemagne et en Ouganda. Il y a toujours eu des différences de cette nature dans l’histoire dans l’Église, la seule chose qui a vraiment changé, c’est que maintenant avec la communication mondiale, on le sait. »
Père synodal au Synode sur l’avenir de l’Église, dont la deuxième session doit se tenir en octobre 2024, Paul Béré voit dans la liberté offerte par le Vatican d’appliquer ou non le texte, l’aboutissement de la logique de François : « Le pape plaidait déjà pour une saine décentralisation dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium. Il faut que la différence continue de faire l’objet d’une conversation au sein même de l’Église ».
Les différences de positionnement sur Fiducia supplicans épousent paradoxalement la vision du pape qui, depuis le début de son pontificat, plaide pour une théologie s’adaptant aux différents contextes culturels. Toutefois le théologien Arnaud Join-Lambert met en garde contre un « risque d’éclatement » de l’Église au sujet de la question homosexuelle, comme c’est le cas dans la Communion anglicane. « On ne peut pas simplement se réjouir d’une autonomisation des Églises, souligne le professeur de théologie pastorale à la faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain. Il y a aujourd’hui des voix dans l’Église qui parlent d’hérésie ou de blasphème pour désigner Fiducia supplicans : ce qui montre bien que, pour certains, la question homosexuelle n’est pas seulement pastorale mais va bien au-delà. »
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Un mois de contestations autour du texte du Vatican
Le 18 décembre, le dicastère pour la doctrine de la foi publie la déclaration Fiducia supplicans, approuvée par le pape, donnant son feu vert à la bénédiction des « couples en situation irrégulière », dont les divorcés remariés et les couples de même sexe, en dehors d’un cadre liturgique.
Si ce texte est salué dans certaines parties du monde, comme en Europe occidentale, il provoque une levée de boucliers dans d’autres, surtout en Afrique.
Le 4 janvier, devant cette fronde, le Vatican publie un communiqué afin de préciser son application. Expliquant qu’il n’y a « pas de place pour se distancer doctrinalement de cette déclaration », il reconnaît que la déclaration peut « requérir (…) plus ou moins de temps pour (son) application selon les contextes locaux ».
Le 11 janvier, le Symposium des conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar publie un texte dans lequel il refuse de procéder aux bénédictions de couples de même sexe pour éviter la « confusion ».