Comment passer de l’Écriture au dogme ?

La question du développement dogmatique chez Newman
Mgr Olivier de Berranger, Revue Communio 36, 4, n° 216, juillet-août 2011, pp. 109-130. Extraits.

L’histoire de l’Église dans l’histoire du monde

COMMENT DONC PASSER DE L’ÉCRITURE, « dont la structure (est) si peu systématique et si variée, (le) style si imagé et symbolique » AU DOGME ? Dans son fameux sermon du 2 février 1843, Newman n’avait pas craint d’affirmer que « la Révélation elle-même nous fournit dans l’Écriture la structure générale, et même de nombreux détails du système dogmatique 26. » Dans l’Essai, s’appuyant sur la parabole de « la semence qui germe et croît on ne sait comment », il souligne qu’il faut être attentif au « caractère spontané et progressif de la croissance » tant de la doctrine que de « la société organisée » qui l’énonce, et, ajoutera-t-il bientôt, comme son livre sur Les Ariens déjà le suggérait, la garantit 27. « Ma thèse, dit-il sans ambages, est la suivante : depuis les premiers âges, l’enseignement du christianisme tendit, par une progression plus ou moins ferme au cours du temps, vers ces dogmes ecclésiaux, reconnus et définis par la suite ; jusqu’à ce qu’enfin cette tendance devienne assez marquante pour justifier et produire une définition de ces dogmes et pour qu’on puisse voir en eux l’interprétation exacte et la clé de ces vestiges et de ces témoignages dans l’histoire d’un enseignement parvenu à terme 28. »

Avant d’entrer dans l’analyse du processus foisonnant et souvent conflictuel qui aboutit à cet enseignement, Newman demande à ses lecteurs de signer avec lui une sorte de pacte. Si vous prenez des fragments, semble-t-il leur dire, acceptez le tout. Ou plutôt, reconnaissez qu’à partir du point focal de la révélation manifesté dans l’Écriture — l’Incarnation —, il faut vous attendre à ce que bien des éléments que vous ne pouviez deviner en restant rivés à la lettre émergent de l’histoire, qui ont leur demeure dans l’Église catholique. Sans qu’il soit dit qu’ils sont tous d’égale importance 29, tous ces éléments se tiennent ou se délitent ensemble. Écoutons cette page, peut-être dure à nos oreilles œcuméniques :

« L’Incarnation précède la doctrine de la médiation et elle est l’archétype du principe sacramentel et des mérites des saints. De la doctrine de la médiation découlent l’expiation, la messe, les mérites des martyrs et des saints, les invocations à leur adresse et le culte qu’on leur rend. Du principe sacramentel découlent les sacrements proprement dits ; l’unité de l’Église et le Saint-Siège, symbole et centre de cette Église ; l’autorité des Conciles, la sainteté des rites ; la vénération des saints lieux, des sanctuaires, des images, des vases sacrés, des objets et des ornements qui servent au culte. Parmi les sacrements, le baptême donne naissance d’une part à la confirmation, de l’autre, à la pénitence, au purgatoire et aux indulgences ; et l’eucharistie entraîne la foi à la présence réelle, l’adoration du Saint Sacrement, la résurrection des morts et la vertu des reliques. De même la doctrine des sacrements conduit à la doctrine de la justification, et celle-ci à la doctrine du péché originel qui, à son tour, conduit à celle du mérite de la virginité. Ces développements particuliers ne sont pas non plus indépendants les uns des autres, ils s’entrecroisent au contraire, se relient et s’épanouissent ensemble en jaillissant du même tronc. La messe et la présence réelle font partie d’un même développement ; il en est ainsi de la vénération des saints et du culte de leurs reliques ; leur pouvoir d’intercession et la purification du purgatoire, ainsi que la messe et cette purification sont corrélatifs ; le célibat est le signe caractéristique du monachisme comme du sacerdoce. Il faut accepter le tout ou rejeter le tout ; atténuer c’est affaiblir, amputer, c’est mutiler. Il est vain d’accepter toutes les données sauf une, qui contient le tout au même titre que chacune d’elles 30. »   (pp. 118-119)

Des principes du développement aux critères de discernement

Il n’aura pas manqué de proposer de clarifier la différence qu’il opère entre « doctrines » et « principes » : « On peut dire, si cette image nous est permise, que les doctrines sont aux principes ce que la fécondité est à la génération, bien qu’il ne faille pas pousser trop loin l’analogie. C’est par l’action des principes que se développent les doctrines, et leur développement varie avec ces principes même 34. » Ou encore : « Les principes sont abstraits et généraux, les doctrines ont trait à des faits ; les doctrines se développent, les principes, à première vue, ne se développent pas ; les doctrines croissent et évoluent, les principes sont permanents ; les doctrines sont d’ordre intellectuel, les principes sont d’ordre plus immédiatement moral et pratique. Les systèmes vivent à l’intérieur des principes et représentent des doctrines. (Ainsi), la responsabilité personnelle est un principe ; l’existence de Dieu, une doctrine. Toute la théologie est sortie, à son heure, de cette doctrine, tandis que ce principe n’est pas plus lumineux, depuis l’Évangile, qu’autrefois dans le paradis terrestre, puisqu’il ne dépend pas de la foi en un Maître tout-puissant, mais relève de la conscience 35. »

Donnons un simple coup d’œil sur les neuf principes mentionnés par Newman en 1845. Ceux-ci, affirme-t-il, loin d’être l’effet du hasard, sont « continus et déterminés » ; ainsi ont-ils permis au christianisme d’être « resté semblable à lui-même du commencement jusqu’à la fin ». Cette liste, à première vue, peut surprendre un lecteur français d’aujourd’hui. Il se demandera quelle logique prévaut à leur ordonnancement. Newman prévient la question en avertissant que cette énumération n’est pas exhaustive et que ses « neuf exemples de principes chrétiens (sont) parmi le grand nombre de ceux que l’on pourrait énumérer 36 ». Telle quelle, sa synthèse d’alors n’en reste pas moins d’une étonnante cohérence pour qui veut pénétrer le dogme chrétien non comme une masse de propositions inertes, mais comme une source de communion à partir d’une vision unifiée du mystère révélé.
Tous ces principes sont solidaires entre eux. Je propose, pour la commodité, de les subdiviser en trois groupes. (a) Dans le premier, nous trouvons le dogme, la foi et la théologie ; (b) dans le second, la sacramentalité, le « sens mystique » de l’Écriture et la grâce ; (c) dans le dernier, l’ascétisme, le sens du péché et, plus inattendu mais livrant la clé du salut par l’Incarnation, la capacité de sanctification de la matière.

(a) Le dogme, ce sont ces « vérités surnaturelles irrévocablement livrées au langage humain » ; la foi est « l’acceptation absolue de la Parole divine » ; « la foi étant un acte de l’intelligence, ouvre une voie à la recherche… à la science en matière de religion, c’est le principe de la théologie. » (b) La doctrine de l’Incarnation « établit au sein même de l’idée de christianisme, le principe sacramentel comme sa marque caractéristique ; cette même doctrine de l’Incarnation ouvre le langage de l’Écriture sur « un second sens », de sorte que « les mots expriment des idées nouvelles et reçoivent une fonction sacramentelle » : c’est ce qu’avec ses chers Alexandrins, Newman appelle le sens mystique ; le principe de la grâce, « qui n’est pas seulement saint mais sanctifiant », manifeste « l’intention de Notre Seigneur de nous rendre semblables à lui ». (c) La grâce « ne peut pas nous élever et nous transformer sans mortifier notre nature », c’est le principe de l’ascétisme ; « venant à l’appui d’un pressentiment de la conscience », « la mort de l’homme naturel » implique « la révélation de la malignité du péché » ; enfin, « le fait de l’incarnation nous enseigne que la matière », « partie essentielle de notre être », « est, de même que l’esprit, capable de se sanctifier. »  (pp. 120-121)

Comme je l’ai fait pour « les principes », je rappelle en très bref les sept « critères » en question. Ils forment une gerbe dotée d’une puissante harmonie interne. Mais celle-ci est laissée en quelque sorte à la discrétion critique de chercheurs qui voudront bien en vérifier la validité, la confronter à « la théologie moderne » et en déployer toutes les virtualités. Ce sont donc, pour mémoire : 1) « la permanence d’un même type » ; 2) « la continuité des mêmes principes », dont je viens de parler ; 3) « son pouvoir d’assimilation » ; 4) « sa cohérence logique » ; 5) « son action conservatrice sur le passé » ; 6) « l’anticipation de son développement futur » ; 7) « la pérennité de sa vigueur 42 ».  (p. 122)

Olivier de Berranger, évêque émérite de Saint-Denis, a rejoint la communauté du Prado. Principales publications : La politique, 15 questions à l’Église (propos recueillis par Vincent Villeminot), Paris, Plon/Mame, 2003 ; L’Évangile selon Saint Jean, Parole et Silence (2007) ; Par l’amour de l’invisible, Paris, Ad Solem, 2010.

Notes 26. XVe Sermon universitaire, § 27, op. cit., p. 346.   27. Essai sur le développement, pp. 110-112 ; voir Les Ariens du quatrième siècle, op. cit., p. 125-126. P. VAISS a attiré l’attention sur ce point dans Newman, sa vie, sa pensée et sa spiritualité, Paris, l’Harmattan, 1991, p. 452.   28. Ibid., p. 155.   29. Le concile Vatican II parlera d’une « » hiérarchie » des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi chrétienne », Unitatis redintegratio, 11     30. Essai sur le développement, op. cit., p. 130.   34. Essai sur le développement, op. cit., p. 204.   35. Ibid., p. 203. 36. Ibid., p. 328.   42. Ibid., pp. 197-229. Pour une première approche synthétique de cet ensemble de critères, on peut consulter J. HONORÉ, La pensée de John Henry Newman, Paris, Ad Solem, 2010, pp. 76-82.