Une enquête de Antoine d’Abbundo et Mélinée Le Priol, La Croix du 22 nov. 2023
Alors que le gouvernement doit présenter en décembre son projet de loi, l’ouverture d’un droit à l’aide active à mourir agite et divise la communauté soignante. Médecins, infirmiers, aides-soignants ont confié à La Croix leur « cas de conscience ».
Pour les uns, accéder à la demande de mort d’un patient en fin de vie est totalement impensable ; pour d’autres, l’euthanasie ou le suicide assisté est une solution acceptable pour certains malades incurables que rien ne peut soulager.
Alors qu’Agnès Firmin Le Bodo, la ministre chargée du dossier, doit présenter « en décembre », sans plus de précision sur la date, son projet de loi ouvrant droit à l’« aide active à mourir », le sujet mobilise plus que jamais la communauté soignante et, au-delà des prises de position des organisations professionnelles et autres sociétés savantes, agite les consciences.
Chef de service de l’équipe mobile de soins palliatifs à l’Institut Curie de Paris, l’un des grands centres de lutte contre le cancer du pays, le docteur Alexis Burnod considère ce projet de loi comme une transgression de la « règle civilisationnelle » de l’interdit de tuer, qui organise une régression de la pratique médicale. « J’ai l’impression d’un retour en arrière de quarante ans, quand on administrait, à l’époque en toute illégalité, des cocktails lytiques aux malades en phase terminale. Or, depuis, la médecine palliative a fait des progrès considérables. Nous avons acquis des connaissances et des compétences qui permettent d’accompagner jusqu’au bout ces patients, qui ne demandent alors qu’à vivre », estime-t-il.
D’où la priorité à accorder, selon lui, au développement de l’offre de soins palliatifs encore très insuffisante – une revendication relayée par un collectif d’une dizaine d’organisations, dont la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap), représentatives de 800 000 soignants, soit les trois quarts des effectifs nationaux.
Mais l’on peut aussi travailler dans une équipe de soins palliatifs et ne pas être forcément opposée à une évolution de la loi. C’est le cas de Michèle Lévy-Soussan, responsable de l’unité mobile de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. « Ma position, assez marginale je le reconnais, a beaucoup évolué à la faveur des cas que j’ai eus à traiter. Je pense en particulier à cette patiente atteinte d’une maladie neurogénétique qui était très angoissée par sa fin de vie. Je lui avais assuré que nous saurions l’accompagner. Elle s’est finalement suicidée. Ne pas avoir réussi à la rassurer m’a traumatisée. Puis-je me contenter de dire à mes patients : “Désolée, mais moi je m’arrête là. Allez mourir ailleurs” ? », interroge-t-elle.
C’est ce que s’est entendu dire le docteur Jacques Birgé, médecin généraliste à Boulay, en Moselle, par l’équipe médicale qui s’occupait de sa maman de 103 ans lorsque celle-ci a émis le vœu d’en finir. « Quasi sourde et aveugle, incontinente, elle ne voulait plus vivre dans cet état qu’elle trouvait indigne. Mais dès qu’elle a formulé son projet, on m’a convoqué pour me prévenir qu’elle devait quitter l’établissement dès le lendemain », s’indigne-t-il. Sa maman sera finalement euthanasiée à Namur, en Belgique, pays qui autorise cette pratique depuis 2002. Une histoire qui va ancrer le docteur Birgé dans sa conviction que l’ultime liberté d’un patient est de pouvoir choisir sa mort, comme le réclame l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) dont il est membre, et que le devoir du médecin est de l’accompagner.
Son collègue Jean-Louis Samzun, médecin de ville à Lorient, voit les choses tout différemment. « Je suis très inquiet pour ma profession car une telle évolution législative va changer radicalement l’image de la médecine et aura de grandes incidences sur les vocations, anticipe-t-il. Surtout, une telle loi va faire émerger une sorte d’injonction à la mort qui obligera tous les citoyens touchés par la souffrance, la solitude, l’exclusion à se questionner. Aujourd’hui déjà, je reçois ce genre de patients dont la demande de mort est toujours ambivalente », ajoute le docteur Samzun.
« Comment entendre une demande d’euthanasie ? Peut-elle vraiment être exempte de tout conflit, de toute pression, de tout enjeu relationnel ? Si l’on accédait à la demande de toutes les personnes traversées par des moments où elles veulent mourir, il ne resterait plus grand monde », met en garde Sara Piazza, psychologue clinicienne à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (93).
Un autre risque, souligné par beaucoup de soignants, est celui d’un élargissement du champ de la loi par glissements progressifs. « On nous promet que l’aide à mourir sera strictement conditionnée et encadrée pour des situations exceptionnelles. Mais ne soyons pas dupes. Il existe un lobby qui espère s’affranchir de toutes limites et l’expérience des pays étrangers qui ont autorisé l’aide active à mourir montre que très vite presque tout le monde est éligible », alerte le docteur Alexis Burnod.
Un risque qui interroge Matthieu Le Dorze, médecin réanimateur à l’hôpital Lariboisière, à Paris, même si sa spécialité paraît, a priori, peu concernée par un changement de loi. « Nous sommes très rarement confrontés à des demandes de mort car la plupart des patients en réanimation sont hors d’état d’exprimer leurs volontés, et leurs proches souhaitent bien plus souvent qu’on les maintienne artificiellement en vie, même quand l’équipe de soins qualifie la situation d’obstination déraisonnable. Nous devons alors prendre le temps de les aider à accepter que l’arrêt des traitements associé à une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès est la moins mauvaise décision à prendre, comme le permet la loi Claeys-Leonetti de 2016 », explique-t-il. Mais autoriser l’aide active à mourir pourrait bien changer la donne. « Certaines familles qui adhèrent à la décision d’arrêt des traitements pourraient ne pas accepter qu’on “laisse mourir” leur proche sous sédation profonde et continue (1), et nous demander de le “faire mourir” par une injection létale alors qu’on ne sait pas ce que le patient aurait voulu. Cela pourrait heurter la conscience morale de certains soignants. Plus généralement, cela pourrait avoir un impact majeur sur la manière dont la société considère les plus vulnérables, comme les personnes âgées ou handicapées », craint le docteur Le Dorze.
Seront-ils demain vus comme une charge, un poids, voire un coût et poussés plus ou moins délicatement vers la sortie ? « C’est une tendance qui se manifeste déjà à bas bruit mais qui pourrait s’amplifier si l’on promeut la solution de facilité qu’est l’euthanasie », estime Odile Reynaud-Lévy, gériatre aux Hôpitaux de Marseille et médecin coordinateur de l’Ehpad public de Cassis. « Je me souviens – cela m’avait traumatisée – du fils d’une patiente atteinte d’Alzheimer qui m’avait demandé si on ne pouvait pas “faire quelque chose” pour sa mère parce qu’elle n’avait plus de goût à la vie et que l’Ehpad coûtait cher. Ce sont des situations plus fréquentes qu’on croit et ces pressions se multiplieront avec la légalisation », redoute-t-elle. Alix Durroux, gériatre à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif, y voit, elle, un motif de démotivation des soignants. « Aujourd’hui, face à un cas complexe, on discute en équipe pour imaginer la prise en charge la mieux adaptée au patient. C’est ce qui fait la richesse de ce métier et la qualité de l’accompagnement. Quand la loi passera, quand bien même elle garantit une clause de conscience personnelle, on perdra la profondeur et la créativité collective qu’il faut mobiliser pour prendre soin », lâche-t-elle, désabusée.
Pour Olivier Tredan, oncologue au Centre Léon-Bérard de Lyon, le choix est fait. « À titre personnel, je n’administrerai pas de substance létale, pas plus que je n’en délivrerai car c’est contraire à ma vocation qui est de lutter contre la maladie et la souffrance, pas de supprimer la vie, confie-t-il. Mais évidemment, si la loi passe, il faudra réfléchir, dans mon établissement, à comment on s’organise face aux patients qui le demandent car je crains que l’offre ne crée la demande. »
Marie Klem, infirmière libérale à Rosheim, en Alsace et coresponsable de la cellule d’animation régionale Grand Est en soins palliatifs, n’arrive pas plus à se faire à l’idée qu’elle pourrait, un jour, donner la mort. « J’avoue, une fois dans ma carrière, j’y ai pensé face à une patiente avec un cancer métastasé qui est morte dans de grandes souffrances sans que je puisse la soulager. Mais de là à faire le geste, je crois que je ne pourrais pas. »
« Si l’aide active à mourir est légalisée, je crains que l’on se retrouve coincé car il ne faut pas sous-estimer l’effet de groupe : si mes collègues l’ont fait, pourquoi pas moi ? Or, quand on a accompagné une personne au quotidien pendant des semaines, un attachement se crée. Serons-nous obligés de vivre cela ? », redoute Sophie Chrétien, cofondatrice de l’Association nationale des infirmiers en pratique avancée.
Dans ce concert de voix à plusieurs tons, on entend peu celles des quelque 400 000 aides-soignants qui sont pourtant en première ligne au chevet des patients en fin de vie. Sans prétendre parler en leur nom, Guillaume Gontard, aide-soignant depuis 2014, d’abord à domicile et aujourd’hui dans une clinique de Montpellier, sait d’expérience que, sur ce sujet, tout n’est pas blanc ou noir. « La fin de vie, la mort, c’est mon quotidien de travail. Il y a des gens qui partent paisiblement et d’autres qui souhaitent en finir plus vite parce que c’est trop dur. Je pense par exemple à ce patient de 57 ans qui n’a pas soigné son cancer du poumon, qui redoute de mourir étouffé et qui souhaite en finir. Qui suis-je pour lui dire : Ne fais pas ça ? »
« Le problème, ce n’est pas de juger de demandes personnelles qui sont toujours à entendre. La question est : quelle réponse collective y apportons-nous, réplique le docteur Alexis Burnod. Pour moi, qu’un État puisse envisager de provoquer la mort de personnes avec l’aide de la médecine est le signe d’une société qui va mal. »
L’aide active à mourir peut-elle être l’ultime soin ? Au-delà de la communauté soignante, le débat se poursuivra, au début de 2024, devant le Parlement qui tranchera juridiquement. Mais cela ne dispensera pas chaque citoyen de se poser la question en conscience.