Myroslav Marynovytch : « Je ne ressens pas de haine pour les Russes qui m’ont persécuté »

Figure intellectuelle respectée, Myroslav Marynovytch (1), 74 ans, est l’un des derniers dissidents soviétiques en vie. Ce vice-recteur de l’Université catholique d’Ukraine témoigne de la manière dont la foi le guide à travers les épreuves d’hier et d’aujourd’hui.

Recueilli par Gilles Donada, le 23/11/2023, site de La Croix

La Croix : Y a-t-il quelque chose à espérer dans le conflit russo-ukrainien ?

Myroslav Marynovytch : Je le crois. Pour moi, la situation actuelle en Ukraine ne diffère en rien de celle que j’ai connue du temps de l’URSS. Que voyons-nous ? Une force brutale qui considère que l’agression est la meilleure façon de résoudre les problèmes et qui recourt massivement au mensonge : la Russie serait une grande démocratie, qui garantirait les droits de l’homme…

J’ai fait l’expérience qu’un système fondé sur le mensonge et la coercition – jusqu’à brandir la menace de l’arme nucléaire – finit forcément par s’effondrer. Je flaire la même odeur de putréfaction du régime qu’à l’époque de Brejnev (secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique de 1964 à 1982, NDLR). Pour moi, la vérité a perdu une bataille mais elle n’a pas perdu la guerre. En tant que croyant, je suis convaincu que Dieu nous rend capables de distinguer la vérité du mensonge, le bien du mal. C’est cette espérance-là qui m’a fait croire à l’effondrement de l’empire soviétique, c’est cette même espérance qui me fait croire à la chute de l’empire russe de Poutine.

Qu’est-ce que la guerre a changé au sein du peuple ukrainien ?

M. M. : Avant la guerre, les Ukrainiens donnaient davantage la priorité à leurs intérêts personnels, à leur carrière, à leur réussite… Leurs priorités ont changé dès le premier jour de la guerre. Des foules de jeunes hommes et femmes ont rejoint l’armée de leur propre initiative. Et beaucoup ont sacrifié leur vie pour défendre notre terre. Depuis le 24 février 2022, le pays entier s’est mobilisé pour venir en aide aux soldats et aux habitants dans le besoin. Les Ukrainiens se sont rendu compte que les valeurs étaient aussi un bien précieux. C’est une leçon pour le reste du monde : si l’on cherche à sacrifier ses valeurs pour préserver sa sécurité, on risque de perdre à la fois les unes et l’autre.

De quelles valeurs parlez-vous ?

M. M. : Il faut comprendre ce mot à partir de la distorsion qu’il a subie sous l’ère communiste, et aujourd’hui sous le règne de Poutine. La première des valeurs c’est la vérité : elle renvoie à une réalité objective, qui n’est pas déformée par la propagande (Pravda, « la vérité » en russe, était le nom du journal officiel du Parti communiste de la Russie soviétique). Je pense également aux valeurs comme la justice, la miséricorde, l’empathie, le respect des règles de droit, etc. Au fond, tout ce qu’on trouve dans le Décalogue.

Rester fidèle à ses valeurs plutôt qu’à sa sécurité, c’est quelque chose que vous avez vécu ?

M. M. : Oui. Cela a débuté lorsque j’étais étudiant à l’Institut polytechnique de Lviv. Le KGB (service de renseignement de l’URSS qui jouait le rôle de police politique, NDLR) a eu vent de mes critiques vis-à-vis du régime. J’ai été convoqué au quartier général. Ils m’ont menacé de me renvoyer de l’institut. Ils m’ont aussi proposé de devenir leur informateur…

L’agent qui m’interrogeait a fini par me lancer à la figure cette phrase inspirée de l’Évangile : « Qui n’est pas avec nous est contre nous » (cf. Matthieu 12,30). Je me souviens avoir tout naturellement répondu : « Alors je suis contre vous ». J’ai aussitôt ressenti une grande joie et une profonde paix intérieure. Cela n’a guère impressionné mon interlocuteur qui savait, comme moi, que la prison m’attendait. Le jour de mon départ pour purger ma peine, un autre membre du KGB m’a demandé – question absurde ! – quels étaient « mes projets », « mon objectif ». Je lui ai répondu : essayer de ne pas éprouver de ressentiment envers quiconque.

Durant vos années de Goulag et de relégation, avez-vous pu tenir votre ligne de conduite ?

M. M. : Ce fut très dur. Au camp, les motifs de ressentiment et de haine sont infinis. Le moindre prétexte était utilisé pour nous punir. Un bouton de chemise mal fermé suffisait à nous exposer à diverses brimades. Oui, j’ai éprouvé de la haine devant tant d’injustices et d’humiliations.

À mon arrivée au camp (2), j’ai été marqué par une rencontre avec deux prisonniers condamnés chacun à vingt-cinq ans de travaux forcés. L’un rageait, il était intérieurement détruit par la haine, l’autre était d’un calme lumineux. En les voyant, je me suis juré de tout faire pour ne pas me laisser dévorer par la haine. Aujourd’hui, je ne ressens pas de haine vis-à-vis de ceux qui m’ont persécuté.

La foi vous a-t-elle aidé à tenir ?

M. M. : Bien sûr. J’ai vécu deux expériences de conversion qui m’ont marqué à vie. La première s’est déroulée durant la phase d’interrogatoire avant mon procès, à Kiev. J’étais plongé dans une intense réflexion philosophique sur l’avenir du monde lorsqu’une image est venue à moi : sur le globe terrestre, des foules humaines marchaient et convergeaient vers un personnage que j’identifiai comme étant le Christ.

Soudain : une explosion de lumière. Pendant trois jours, m’a raconté mon codétenu, je suis resté plongé dans un état second, coupé de tout et de tous. Ce sont les cloches de la cathédrale Saint Volodymyr qui m’ont ramené à la conscience. Restait en moi la conviction que toutes mes réflexions me ramenaient sans cesse à la foi chrétienne, dont je n’avais jusque-là qu’une connaissance intellectuelle. C’est le Seigneur, le premier, qui est venu vers moi. J’ai découvert qu’il accomplit lui-même ce qu’il nous appelle à faire à sa suite : « J’étais en prison et vous m’avez visité » (Matthieu 25,26).

Et la seconde expérience de conversion ?

M. M. : Elle se déroule dans le camp de travaux forcés. Je me trouve une nouvelle fois placé à l’isolement. À cette époque-là, je porte autour du cou une croix qu’ils découvrent en me déshabillant pour me revêtir de l’uniforme d’isolement, plus léger (la température est de – 45 °C). Ils m’arrachent ma croix. En réaction, je me déclare aussitôt en grève de la faim. Vingt-quatre heures s’écoulent avant qu’un membre de la direction du camp vienne me voir et m’apprenne que, à la suite d’une discussion avec le procureur, ma croix me sera restituée au terme de mes quinze jours de peine. C’était une victoire absolument incroyable ! Cela a suscité en moi une sorte d’élan spirituel.

En faisant les cent pas dans ma cellule, je me replonge dans mes considérations philosophiques. J’en arrive à la conclusion que la compréhension du monde repose sur cinq éléments très simples qui me permettent de prévoir l’avenir. Je l’applique à différentes situations, notamment familiales… Mais me voilà brusquement envahi par une immense peur : il n’appartient pas à l’homme de connaître le futur. Je suis sur le point de défaillir lorsque j’entends une voix intérieure me crier : « Prie ! » Je suis tellement épuisé que je n’ai même pas la force de faire le signe de croix, sinon en pensée. Et puis mon abattement me quitte et laisse place à un regain d’énergie. Je me retrouve sur mes deux pieds, complètement interloqué.

Je comprends à cet instant-là que je viens d’être sauvé de la folie dans laquelle je commençais à m’enfoncer. Vu de l’extérieur, compte tenu de ma condition physique et psychologique, on peut conclure à une hallucination. Un mois plus tard, je reçois une lettre de ma famille dans laquelle elle écrit : « Nous savons que tu avais prévu telle situation familiale, elle vient de se réaliser ». Je l’ai interprété comme la confirmation que je n’avais pas halluciné.

Que retenez-vous de ces expériences ?

M. M. : Premièrement, Dieu existe sans aucun doute possible. Deuxièmement, Dieu est bon pour nous. Troisièmement, Dieu travaille avec nous. J’éprouve une reconnaissance infinie envers le Seigneur pour m’avoir ouvert les yeux sur cette nouvelle compréhension de la vie.

Comment pourriez-vous la résumer ?

M. M. : J’ai la certitude que le Seigneur est le centre du monde. Il est compassion. Il a un projet pour ce monde, comme nous le révèle la Bible. Et notre tâche, c’est, petit à petit, de nous familiariser avec ce plan et de le dévoiler à nos contemporains.

Trente ans d’une amitié complice

De passage en France, c’est dans les locaux de l’Œuvre d’Orient que Myroslav Marynovytch accorde une interview à La Croix. En s’attablant, il échange quelques mots avec sa traductrice, Maria Malanchuk. Durant l’entretien, il s’arrête régulièrement en se tournant légèrement vers elle pour lui laisser le temps de traduire. À d’autres moments, c’est elle qui l’interrompt pour lui faire préciser sa pensée. Parfois, leurs échanges animés en ukrainien se prolongent, ponctués de rires. Leur complicité remonte à plus de trente ans. Le dissident ukrainien avait été parrainé par l’antenne avignonnaise d’Amnesty international qui les avait accueillis, lui et son épouse, en 1990.

Myroslav Marynovytch et sa traductrice Maria Malanchuk. / CLAIRE JAILLARD POUR LA CROIX

À leur arrivée, Maria se souvient d’un homme qui serrait sa valise en carton contre sa poitrine, jetant des regards inquiets par-dessus son épaule. Huit jours plus tard, elle le retrouve en polo rose, offert par ses hôtes, la démarche vive, le sourire épanoui, balançant sa valise d’une main et tenant celle de son épouse de l’autre.

Elle ne pensait pas le revoir avant longtemps. C’était sans compter la chute d’un Mur. Depuis cette rencontre, elle est devenue sa traductrice attitrée. « Myroslav est mon plus ancien et meilleur ami ukrainien, dit-elle. Je fais confiance à ses analyses et à ses prises de position politiques. C’est un chrétien qui vit sa foi par l’action aussi bien que par la parole. »

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Un coûteux engagement en faveur des droits de l’homme

4 janvier 1949 : naissance à Komarovytchi, situé dans l’ouest de l’Ukraine, près de Lviv.

1972 : diplômé de l’Institut polytechnique de Lviv, il est interprète traducteur en anglais.

1976 : cofondateur du groupe ukrainien Helsinki, qui milite pour la défense des droits de l’homme en URSS.

1978 : il est condamné pour agitation et propagande antisoviétique à sept ans de travaux forcés dans le camp Perm-36, situé dans l’Oural, à 1 500 km de Moscou, et à cinq ans de relégation au Kazakhstan.

1987 : grâce à une amnistie, signée par le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique Gorbatchev, il obtient deux ans de remise de peine et retourne en Ukraine.

1991 : il fonde la section ukrainienne d’Amnesty international.

De 1997 à 2007 : il dirige l’Institut religion et société de l’Académie théologique de Lviv, future Université catholique d’Ukraine, dont il est, jusqu’à ce jour, le vice-recteur.

2001 : membre du conseil consultatif pour l’œcuménisme, auprès du cardinal Lubomyr Huzar, ancien archevêque majeur de l’Église grecque catholique ukrainienne.

De 2010 à 2014 : président de l’antenne ukrainienne de PEN international, une ONG qui promeut la coopération entre écrivains et intellectuels du monde entier.

(1) Myroslav Marynovytch est l’un des intervenants du documentaire Arma Christi sur la résistance spirituelle et artistique des Ukrainiens. Réalisé par Victoria Darves-Bornoz, il est visible sur le site de ktotv.com.

(2) Le camp du goulag était entouré de sept rangées de fils de fer barbelés, les détenus vivaient dans des baraquements sommaires. La relégation était une assignation à résidence avec interdiction d’aller au-delà d’un périmètre de 30 km.