Être saint, c’est appartenir à Dieu

Anne Lécu, o.p.

Il arrive que l’admiration que l’on éprouve pour telle ou telle personne que l’on connaît amène à déclarer : « C’est un(e) saint(e) ! » Mais peut-on juger de la sainteté d’une personne de son vivant ? Sr Anne Lécu, dominicaine, met en garde contre cette tentation : vérifier la sainteté d’un chrétien demande beaucoup de temps.  

Sophie de Villeneuve : Dans la dernière partie de votre dernier livre (1), vous dites que la vie de l’Esprit s’incarne dans des actes, dans des œuvres, dans notre vie de chair. Est-ce que ce sont ses actes qui nous font percevoir la sainteté d’une personne ?

Anne Lécu : Être saint, c’est d’abord appartenir à Dieu. Ce n’est pas agir selon des catégories morales, c’est reconnaître d’où nous venons, où nous allons, qui nous sommes. Nos actes peuvent peut-être dire aux autres quelque chose de notre vie. Mais reconnaître la sainteté d’une personne demande du temps, de la distance, de la patience. Il est rare qu’on puisse le faire avant l’heure de sa mort, ou même très vite après.

Mais comment se manifeste cette appartenance à Dieu ?

A. L. : Par une vie en accord avec l’Évangile, avec ce que nous sommes fondamentalement : nés de Dieu, aimés de Dieu, pour Dieu… Je tiens beaucoup à l’expression « appartenir à Dieu » qui signifie que nous n’appartenons à personne d’autre. C’est le lieu de notre liberté. Appartenir à Dieu, c’est n’avoir pas d’autre maître que lui, c’est faire tomber les idoles de la reconnaissance, du pouvoir, de la capacité à bien parler… Ces idoles nous flattent, mais ne sont pas des fins en soi. Appartenir à Dieu, c’est se tourner vers le Christ, avec toute sa vie telle qu’elle est, même ratée ou cabossée. Et c’est lui dire : « Me voici, je te confie ma vie, débrouille-toi avec. »

Cette liberté est-elle perceptible par les autres ?

A. L. : Peut-être qu’avec le temps, on peut la reconnaître chez certaines figures que l’on vénère. Je pense à Thérèse de Lisieux, qui a vécu cloîtrée dans son carmel, et à l’écho impressionnant qu’elle a suscité cent ans plus tard, dans des pays différents… On peut dire que quelque chose de Dieu a transformé sa vie et qu’il l’a portée au-delà d’elle-même. De son vivant, ses sœurs ne la considéraient pas comme une sainte.

Une vie sainte porte-t-elle du fruit ?

A. L. : Une personne tournée vers le Christ, qui vit de Dieu et des Évangiles, qui mène une vie simple et modeste, ne peut pas mesurer ce qu’elle provoque chez les autres, et cela vaut mieux. Il nous est dit dans l’Évangile : « Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche », « Quand tu pries ton Père, cache-toi »… Une part de nous-mêmes nous échappe, les fruits que nous portons nous échappent. Car ce n’est pas à nous d’en juger.

Porter du fruit, ce n’est donc pas avoir du succès ?

A. L. : Cela n’a rien à voir ! L’unique modèle de la vie chrétienne est un énorme fiasco, un Jésus crucifié qui rate son existence puisque personne ne comprend ce qu’il fait ou ce qu’il dit et que tout le monde l’abandonne. Son histoire se termine sur une croix alors qu’il est encore jeune, après un procès truqué. Mais c’est très rassurant pour la plupart d’entre nous qui ne connaissons généralement que des succès vains et éphémères. La sainteté se joue au ras du sol, dans un mouvement de décentrement qui se préoccupe d’autre chose que de soi-même. Et c’est tout.

C’est donc dans la relation aux autres que la sainteté porte des fruits…

A. L. : Oui mais encore une fois, il ne s’agit pas de chercher à les repérer… Chercher les fruits de sa propre existence, c’est encore une fois revenir à soi-même, ce qui n’a pas d’intérêt. Se tourner vers les autres, vers le monde, vers Dieu, c’est se détacher de soi. Beaucoup le vivent de manière simple, dans l’anonymat, sans avoir l’impression d’être saints, et c’est peut-être là le vrai lieu de la sainteté. La fête de la Toussaint, que nous venons de célébrer le 1er novembre, nous promet que nous sommes destinés à la sainteté. « Tous saints », c’est l’avenir que Dieu nous promet.

Faut-il chercher à être saint ?

A. L. : S’il s’agit de vouloir y parvenir à la force du poignet, certainement pas. Encore une fois, être saint, c’est appartenir à Dieu, regarder vers le Christ, être focalisé sur l’Évangile. Il n’y a pas d’autre issue que se décentrer de soi-même. Cela ne va de soi pour personne : c’est un vrai combat spirituel qui est l’enjeu de toute une vie. Mais le mot « Toussaint » nous dit que c’est possible. Dieu a mis en nous tous la capacité à nous tourner vers lui.

Alors, quand il nous arrive d’avoir envie de dire d’une personne qu’elle est sainte ?

A. L. : Gardons-nous-en bien. Ce n’est que dans la durée, longtemps après sa mort, que l’on pourra mesurer les fruits de son existence. Car à vouloir sanctifier trop vite une personne, on peut grandement se tromper, et risquer de verser des larmes de sang. « Santo subito » est une demande dangereuse.

(1) Anne Lécu est religieuse dominicaine, médecin en milieu carcéral, autrice de Afin que vous portiez du fruit (Cerf).