Recueilli par Marie Boëton et Élodie Maurot. La Croix l’Hebdo, 11 nov. 2023
Sociologue, Eva Illouz analyse avec acuité comment le capitalisme déteint sur la vie privée et les émotions, déployant son influence jusqu’à la sphère la plus intime, comme elle l’explique dans son nouveau livre : Le Capital sexuel.
Amour, bonheur, émotion, sexualité : qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de ces sujets intimes, naguère peu explorés par les sciences sociales ?
Avant même que je rencontre le féminisme et que je comprenne que le champ de la sexualité était un champ d’études légitimes, j’avais perçu, obscurément, que la sphère amoureuse faisait problème. Quand j’ai lu Bourdieu, j’ai compris que je voulais faire de l’amour ce que lui avait fait avec l’art dans La Distinction (1), livre dont la lecture m’avait éblouie : prendre un sujet mythifié dans la culture pour son désintéressement, investi d’une aura morale et spirituelle, et montrer comment il est traversé par des forces sociales et économiques. La question du capitalisme a tout de suite été centrale dans ma recherche. Je voulais comprendre comment les images et les pratiques de consommation transforment les pratiques sexuelles et amoureuses. Par exemple, lorsque la catégorie du romantique est fabriquée et véhiculée par l’industrie du loisir.
En travaillant sur l’amour, je me suis aussi rendu compte qu’il s’agissait d’un sujet idéal pour comprendre la modernité elle-même. L’amour relève de ce que Marcel Mauss appelle un « fait social total » et il est une sorte de point d’entrée lumineux pour comprendre la formation de la modernité : l’individualisme, la place de la sexualité et des émotions, le capitalisme de consommation, la transformation de la famille et des genres, le grand mouvement de sécularisation des sociétés… L’amour permet de comprendre et d’articuler toutes ces questions.
Dans votre dernier livre, Le Capital sexuel, vous expliquez comment le capitalisme exploite les corps à des fins mercantiles et comment cette hypersexualisation se révèle rentable financièrement en termes de régime, de chirurgie esthétique, de mode… En quoi cette hypersexualisation modifie-t-elle notre rapport à nous-mêmes ?
Je ne peux pas dire comment elle modifie notre rapport à nous-mêmes car je n’ai pas de point de comparaison, mais je peux dire comment elle le détermine. Premièrement, je crois que cette hypersexualisation apprend une dissociation entre le corps et ce qu’on appelle le « moi »,
« l’esprit » ou la personnalité. La sexualisation du corps tend à traiter le corps comme une entité en soi, sans rapport avec la personne que l’on est. Ensuite, à la dissociation s’ajoute l’objectification, mot que les féministes utilisent beaucoup. L’objectification, cela veut dire que la personne hypersexualisée se conçoit comme objet du regard d’un autre, au moment même où elle croit être un sujet libre. Elle ne se voit avoir de la valeur que quand elle est reconnue visuellement, sexuellement, par un autre. Mais de façon ironique, je crois que la sexualisation des femmes diminue leur valeur. Quand une femme devient un corps sexualisé, on peut la traiter comme un corps. Or les corps sont interchangeables, alors que les personnes, elles, sont singulières. Par la sexualisation, les femmes deviennent interchangeables et quand on devient interchangeable, on perd de sa valeur sociale.
Une des raisons pour lesquelles le féminisme est devenu confus a trait à cette question de la sexualisation. Depuis la libération sexuelle des années 1970, la sexualité a été et reste pour les femmes un lieu privilégié d’émancipation, de liberté et d’égalité avec les hommes, mais c’est en même temps par la sexualité et la sexualisation qu’elles se trouvent, souvent, dépossédées d’une véritable autonomie, qu’elles restent au fond dépendantes du regard des hommes. Ces deux mouvements sont contradictoires et vont de pair. Par conséquent, la sexualité est souvent une source de confusion pour les femmes.
Vous proposez aussi une analyse des effets du capitalisme néolibéral sur la sexualité par le prisme du capital…
Nous sommes passés d’un monde où la sexualité était étroitement régulée par les religions
– voilée et cachée – à une situation où elle est régulée par le capitalisme : désormais, il s’agit de montrer la sexualité par toute une panoplie d’objets de consommation et d’en jouer à des fins sexuelles et économiques. Nous vendons non plus seulement notre force de travail, mais beaucoup d’emplois mobilisent l’ensemble de la personne et du corps. On voit bien que de plus en plus d’emplois sont définis en fonction du paradigme de la présentabilité, de la beauté et du sex-appeal. Au stade avancé du capitalisme, la séparation entre l’emploi classique et l’emploi sexualisé tend à s’effacer.
Ainsi, c’est toute notre personne qui est mise sur le marché ?
Oui, mise sur le marché et utilisée en vue d’un profit. Pensez au marché des séries télévisées – un marché mondial en pleine expansion. Dans les industries visuelles, la représentation de la sexualité est devenue à partir des années 1950-1960 une des représentations dominantes. C’est devenu un ingrédient presque obligé de l’industrie cinématographique. Pour être jugées intéressantes, les séries télévisées ou les films présentent des sexualités alternatives. Mais si vous êtes scénariste, que vous vous êtes marié à 22 ans, que vous avez cinq enfants et que vous êtes fidèle à votre femme, vous n’aurez pas grand-chose à mettre en scène sur la sexualité (Rires.)… En revanche, des scénaristes qui sont beaucoup plus aventuriers et aventureux dans leur sexualité, qui en font un loisir, peuvent puiser dans leur vie sexuelle matière à scénarios.
C’est valable aussi dans la littérature. Un Michel Houellebecq a traduit ses aventures sexuelles en marchandise culturelle, tout comme Catherine Millet. Dans toutes ces pratiques, le moi sexuel devient une marchandise culturelle : un scénario de télé, un roman, un récit autobiographique.
Peut-on encore parler d’une frontière entre vie privée et vie publique ? Que devient alors l’individu ? N’est-il pas profondément fragilisé ?
C’est une question difficile, à la fois empirique et théorique. On peut considérer que la colonisation de la vie par les grandes formes du capital est toujours imparfaite et qu’une résistance est toujours possible, mais en même temps, cette évolution du capitalisme rend beaucoup plus difficiles la clarté de la critique et la possibilité de la mettre en œuvre. En leur temps, la pensée et les revendications socialistes ont eu un impact énorme – sur le temps de travail, sur le travail des enfants, sur les droits sociaux… C’était une époque où la critique était plus claire et l’action aussi, parce qu’il y avait un mouvement d’exploitation mais pas de colonisation de l’intérieur.
Aujourd’hui, la critique se fait constamment entendre. Tout le monde est critique. Il n’y a rien de mieux pratiqué que la critique, même celle du capitalisme ! Pourtant, ces dernières années, on n’a vu émerger aucune grande pensée de contestation. Aujourd’hui, on est bien obligé de constater que le mouvement écologique, qui n’arrête pas de documenter la destruction de la planète, ne donne naissance à aucun mouvement d’ampleur. C’est assez stupéfiant… Comment cela s’explique-t-il ? Je crois que nous vivons le capitalisme comme une machine à produire du plaisir : celui de la consommation et celui même que le travail nous procure. Le travail était une malédiction ou une honte. Il est désormais une source d’épanouissement. Adorno et Horkheimer l’avaient compris avant tout le monde, dès les années 1940. Ils avaient bien vu que le capitalisme est une entreprise libidinale qui nous jette dans une sorte de stupeur hédoniste. Ils avaient saisi que le plaisir de la consommation s’oppose à une autre position, politique et morale, qui est celle de la critique. Mais la critique n’est plus audible. Nous sommes dans ce moment historique.
Vous présentez les femmes comme les grandes perdantes de la libération sexuelle. En quoi ?
Pour le comprendre, il faut bien avoir à l’esprit que les différences entre hommes et femmes sur le marché des rencontres amoureuses et sexuelles découlent, en réalité, des définitions de genre et des inégalités qui y sont attachées. Les femmes accordent une place centrale aux relations ainsi qu’à l’expression de leurs émotions. On pourrait presque dire que la « relationnalité » définit la féminité. Ce qui est évidemment à mettre en lien avec le fait que le travail du soin – dans la société ou dans la famille – incombe, à plus de 80 %, aux femmes.
La masculinité, elle, se définit depuis le XIXe siècle autour des notions de rationalité et d’autonomie ; elle est davantage dissociée des émotions. Dès lors, quand hommes et femmes se rencontrent, ils sont « inégaux » émotionnellement. Les femmes sont moins enclines à définir leur propre valeur au travers de la sexualité : elles vont plutôt chercher une relation. Les hommes, eux, vont avoir tendance à mesurer leur attractivité en fonction du nombre de partenaires sexuels qu’ils ont eus. Ils vont donc davantage objectifier la femme, l’envisager sous l’angle de l’objet sexuel.
La libération sexuelle a renforcé cette tendance en accentuant encore la distinction entre sexualité et émotion. La sexualité est devenue, je cite des propos entendus lors d’enquêtes,
« un lieu de liberté », « on ne s’engage pas », « c’est juste pour le plaisir », etc. Rien à voir avec les émotions qui, elles, engagent le moi. On peut dire que la libération sexuelle a débouché sur une forme de dérégulation du marché de la relation amoureuse. Et, comme dans le domaine économique, quand on dérégule, on laisse les plus forts l’emporter sur les plus faibles. Or, en la matière, le plus fort, c’est celui qui est plus détaché émotionnellement, donc l’homme. C’est en cela qu’on peut dire que les femmes ont été les grandes perdantes de la libération sexuelle.
Le capitalisme met en avant la liberté, « la » valeur phare de la modernité. Peut-on imaginer une critique de la liberté qui ne soit pas liberticide ?
On utilise trop souvent le terme de liberté pour évoquer des choses très différentes. La liberté a été un but des grands mouvements révolutionnaires et d’émancipation. Le capitalisme, lui, use du même terme pour parler de la circulation des marchandises et des personnes. Il érige même cette même liberté en idéologie, notamment avec l’obsession de la liberté de choisir. Pourtant, je ne pense pas que libérer les femmes d’un gynécée, leur donner des droits civiques ou permettre à ceux qui le souhaitent de critiquer la religion ou le pouvoir sans risquer la prison ait un rapport quelconque avec cette notion dérisoire qu’est la liberté de choisir… un paquet de cornflakes dans un rayon proposant 28 marques différentes. Il faut distinguer, d’un côté, la liberté comme projet moral au sortir de sociétés tyranniques et, de l’autre, le dévoiement de cette notion pour justifier et légitimer la consommation.
Je crois, par ailleurs, qu’on ne peut pas mettre sur le même plan la liberté négative – qui consiste à faire ce que l’on veut dès lors que cela ne nuit pas à autrui – et la liberté néolibérale, dont les capitalistes tirent profit et qui justifient les dérégulations à tout vent.
C’est-à-dire ?
Prenez Elon Musk : il a dérégulé X (ex-Twitter) et justifie sa permissivité quant aux contenus racistes et antisémites y circulant au nom de la liberté. Ne soyons pas dupes, il fait ce choix car cela lui est profitable et il se moque pas mal que ce soit toxique pour le reste de la planète. La libre circulation des expressions de haine empoisonne l’atmosphère politique, morale et culturelle. Alors, bien sûr, la haine n’est pas nouvelle mais auparavant, on l’exprimait à son voisin, à son collègue de bureau, etc. Elle n’avait pas de public ! Aujourd’hui, la haine a un public et une infrastructure pour circuler.
Il faut, à mon sens, rediscuter des termes de la liberté et ne pas voir la régulation comme nécessairement liberticide. Ou si elle l’est, c’est au même titre que la loi… qui nous contraint, certes, mais pour le bien commun.
Vous écrivez : « Je veux remettre de la sociologie là où domine la psychologie. » Qu’entendez-vous par là ?
Je pense que la psychologie a créé une langue hégémonique et qu’elle a fini par devenir la forme dominante à travers laquelle on se pense soi-même, on travaille sur soi, etc. Cela mérite d’être interrogé. La sociologie doit, selon moi, se saisir de l’intériorité car elle est incompréhensible si on ne l’appréhende pas comme étant traversée par des normes, des institutions, des interdits, des lois, des règles, etc.
Voyez-vous la démocratie comme un contre-pouvoir au capitalisme ?
Pas du tout. Le capitalisme et la démocratie ont fleuri ensemble. Tant que les classes ouvrières et les classes moyennes pouvaient prospérer, le pacte démocratique tenait. Mais, là, on vit dans une époque très différente. Il y a dissociation, voire conflit entre les deux projets. Le capitalisme d’aujourd’hui n’a, en réalité, plus rien de capitaliste. Originellement, il était fondé sur la compétition ; or tout tourne désormais au profit des gros monopoles. On le voit, le petit commerce est en train de disparaître. Une poignée d’entreprises est en passe d’avoir le pouvoir de façonner nos conditions de vie. Le pouvoir des Gafam est devenu monumental : il surpasse celui des États, financièrement bien sûr, mais aussi idéologiquement. On vit dans une nouvelle ère du capitalisme qui se révèle antidémocratique.
La démocratie n’est-elle pas en mesure de résister au capitalisme ?
Concrètement, depuis la Seconde Guerre mondiale, il n’y a jamais eu autant de forces antidémocratiques à l’œuvre dans le monde. Il y a déjà moins de démocraties – en nombre – qu’il y a vingt ans et, au sein des démocraties existantes, des forces antidémocratiques nouvelles émergent autour de figures comme Donald Trump, Benyamin Netanyahou ou Éric Zemmour. Et c’est sans compter l’offensive anti-occidentale menée depuis des années sur le cyber par Vladimir Poutine…
Comment ne pas en rester à une conscience malheureuse et tragique de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui ? Qu’est-ce qui nourrit votre espoir – ou freine votre pessimisme ?
Le pessimisme – en tout cas le mien – n’invite pas à l’inaction. Il faut toujours se battre pour améliorer et transformer le monde. Le pessimisme n’est pas le défaitisme. Je suis une pessimiste qui espère. Beaucoup de choses différentes peuvent me redonner de l’espoir. Il y a aujourd’hui des mouvements de grève aux États-Unis qu’on n’avait pas vus depuis longtemps et que je trouve très encourageants. Les scénaristes de Hollywood, les travailleurs d’UPS et les travailleurs dans l’industrie automobile ont obtenu des gains étonnants et inattendus. Cela fait très longtemps que ce n’était pas arrivé.
La disparition ou l’affaiblissement des corps intermédiaires est responsable de la désorganisation du lien politique et social, et il faudrait renforcer ces corps intermédiaires et la vie associative pour renouveler la société civile et l’engagement des citoyens.
Un autre exemple positif serait les grandes enquêtes internationales menées par un consortium de journalistes, qui me semblent être une réponse inédite à l’organisation de plus en plus transnationale du pouvoir. Et puis j’ai aussi de l’espoir dans cette jeunesse qu’on appelle woke mais que je vois souvent être plus intransigeante que nous l’étions sur des principes importants. Je crois que ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une analyse synthétique des conditions nouvelles que le techno-capitalisme, la surveillance, la globalisation du pouvoir ont créées.
Le catholicisme a depuis longtemps été porteur d’une critique du capitalisme. Quel peut être son rôle dans la résistance à son emprise croissante ? À quelles conditions ?
Je vous avoue que je ne suis pas assez calée pour connaître les différences entre un Jacques Maritain ou un Reinhold Niebuhr, grand théologien protestant du XXe siècle, sur la question. Mais il me semble en effet que la critique du capitalisme appartient plus au catholicisme qu’au protestantisme qui, comme le judaïsme, tend à voir dans la richesse le signe de la bienveillance divine. Le catholicisme est le seul à proposer une longue tradition de résistance à l’interférence de l’argent dans la spiritualité, aux inégalités, et à l’usure.
Il me semble que l’opposition catholique à l’usure – celle de Thomas d’Aquin notamment – serait la source la plus intéressante de critique contre un système économique qui est devenu fondamentalement usurier. Il suffit d’observer le système médical américain, qui fonctionne comme une entreprise commerciale. Les patients qui ne peuvent pas payer sont évacués très vite. Les médicaments en milieu hospitalier y sont vendus plusieurs centaines de fois leur valeur.
Je crois que la critique marxiste a de meilleures ressources conceptuelles que le catholicisme pour analyser le capitalisme. Mais le catholicisme peut insuffler de l’élan moral à cette critique, il peut mobiliser ceux que le langage matérialiste laisse indifférents et imaginer des formes de vie communautaire qui, au fond, ont été imaginées par le Christ lui-même.
Ses dates
1961 Naissance à Fès, au Maroc. Elle arrive en France à l’âge de 10 ans.
1991Obtient son doctorat à l’université de Pennsylvanie (États-Unis) après avoir étudié en France et à Jérusalem.
2004 Enseigne à l’université de Princeton (États-Unis).
2006 Publie Les Sentiments du capitalisme (Seuil).
2012 Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil).
2015 Devient directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.
2018 Publie Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Premier Parallèle).
2019 Les Marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme (Premier Parallèle).
2020 La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil).
2022 Les Émotions contre la démocratie (Premier Parallèle).
2023 Le Capital sexuel (Seuil).