Dominique Auzenet
Le 13 février 1974, l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne était contraint à l’exil de l’URSS. Son œuvre est discrètement baignée de la spiritualité orthodoxe et interroge toujours, cinquante ans plus tard, les limites de notre humanité. Il est décédé en 2008.
Que sait-on de sa foi ?
Après la mort d’Alexeï Navalny, je voudrais rappeler l’histoire de cet autre résistant russe.Soljenitsyne n’affichait pas sa foi. Elle est toujours restée discrète. Après son exil contraint en 1974, il y a 50 ans, il reçoit, à Zurich, la visite du père Alexandre Schmemann, un grand prédicateur orthodoxe, à qui toute la famille se confesse. Et quand il s’installe aux États-Unis, à Cavendish (Vermont), la famille se rend dans une paroisse orthodoxe proche. Un prêtre voisin enseigne le catéchisme à ses trois fils. Le lieu où il écrit comporte une chapelle.
Dans L’Archipel du Goulag (publié à Paris en 1973), témoignant du système concentrationnaire soviétique dont il a été prisonnier de 1945 à 1953, Soljenitsyne témoigne du retournement qu’il a vécu après son arrestation : il confesse son orgueil et son arrogance de capitaine de l’Armée rouge, la faiblesse d’avoir cédé à un recruteur du KGB. C’est pour lui un premier pas vers sa « purification », une confession digne de saint Augustin.
Dans son Discours de Harvard sur le déclin du courage (prononcé en 1978), l’écrivain russe met en avant la religion pour mieux dénoncer le matérialisme, la médiocrité spirituelle, l’amollissement des mœurs de l’Occident. Au fond, il reproche à l’humanisme de la Renaissance et à la Réforme d’avoir confisqué à l’homme le sens de sa vie en déplaçant le centre de Dieu vers l’homme.
Comment les écrits de Soljenitsyne peuvent-ils nous éclairer ?
La grande question court dans L’Archipel du Goulag. Quelle est la définition minimale de l’homme ? Où commence-t-il, et où finit-il ? Lorsqu’on sort de l’humanité en accomplissant des actes barbares, est-il possible d’y revenir ? Quand l’homme se transforme en fauve, peut-on encore dire qu’il est « à l’image de Dieu » ? Regardez l’invasion sauvage de l’Ukraine, l’épouvantable pogrom du 7 octobre en Israël, les terribles représailles à Gaza… Cette question taraudait déjà Dostoïevski dans le bagne sibérien : face au comportement sadique de certains gardes, il se demande si lui aussi, à leur place, pourrait se comporter de la même façon…
Y a-t-il une issue pour Soljenitsyne ?
On veut nous enterrer vifs, dit Soljenitsyne, alors, arriverons-nous à rester des hommes ? À nous en sortir sans oublier notre prochain ? Oui, on le peut ! Pour l’auteur de L’Archipel, il y a toujours une possible élévation — celle des actes minimaux de compassion et d’aide au compagnon qui tombe, et il y a de rares, mais sublimes, pensées qui nous poussent vers le ciel et nous tirent de la pesanteur terrestre et de l’égoïsme. Soljenitsyne croyait qu’on pouvait rester humain face à la barbarie.
Dans Vivre sans mentir, publié en 1974, il nous livre un message fondamental, et je cite : « la clef de notre libération : LE REFUS DE PARTICIPER PERSONNELLEMENT AU MENSONGE ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! »