Les béatitudes de Jésus en Mt, à la troisième personne, ont une portée générale et sont des bénédictions. Elles constituent, non seulement l’ouverture des Paroles sur la Montagne, mais l’enseignement spécifique du Messie aux membres du Royaume qu’il fonde.
Ces mêmes béatitudes en Lc, à la deuxième personne, visent davantage les auditeurs immédiats de Jésus, dans une perspective assez radicalement sociale. Elles sont réduites à quatre et sont suivies de ce qu’on appelle très improprement quatre « malédictions » contre les riches. Attardons-nous un peu sur cet aspect, ce que l’on fait rarement, pour mieux comprendre.
Des malédictions ? Introduites par la conjonction adversative « cependant, seulement, mais » (Cf. Mt 18, 7 ; Lc 6, 24 ; 22, 22), elles sont destinées à renforcer la béatitude des pauvres, conformément à l’usage sémitique qui associe bénédiction et malédiction ; mais ici, au lieu de l’opposition traditionnelle bénir-maudire, saint Luc emploie ouaï, mot presque inconnu du grec profane, mais qui atteste qu’il ne s’agit pas de « malédiction ».
Quel est donc le sens de cette interjection ? Ouaï est la transcription d’une onomatopée hébraïque, cri de douleur, d’effroi, d’indignation et parfois de menace, par lequel on déclare malheureux et l’on plaint telle personne ou telle collectivité, étant donné sa misère ou ses privations. Dans les lamentations funéraires, sous sa forme la plus simple, c’était un cri aigu et répété, que Mi 1, 8 compare à celui du chacal ou de l’autruche. Il faut le traduire selon les cas par « Hélas ! Ah ! Malheur ! ou encore Aïe, aïe, aïe…».
Petit parcours du ouaï (!) Dans les Septante (traduction grecque de l’A.T.), ouaï se dit d’une nation ou d’une ville qui est « perdue » ou qui pèche (cf. la plainte prophétique de Jésus sur Chorozaïn et Bethsaïda en Mt 11, 21 ; Lc 10, 13) ; on se plaint des maux qui nous accablent (1 Sm 4, 8), de la trahison (Is 24 16 ; Jr. 10, 19) d’une invasion des ennemis (Jr 4, 13 ; 6, 4), mais aussi des malheurs qui sont la conséquence de nos péchés (Lm 5, 16 ; cf. Is 3, 9). On plaint « celui qui est seul et qui tombe. Il n’a pas de second pour le relever » (Si 4, 10). Mais le plus souvent ouaï exprime tantôt l’effroi éprouvé devant le sort terrible qui attend le méchant, l’impie, le pécheur, « car aujourd’hui est arrivé le temps de leur punition » (Jr 50, 27), tantôt le gémissement qui caractérise une lamentation funéraire et qui a précisément pour titre : « Hélas ! mon frère ! Hélas ! ô sœur » (Jr 22, 18 ; 34, 5 ; Am 5, 16 ; Ez 2, 10).
Dans Luc : menace et lamentation. Ainsi les prétendues « malédictions » lucaniennes sont à la fois une menace et une lamentation sur les riches, repus, qui festoient, rient et sont flattés par leurs prochains. Ils sont véritablement les plus malheureux des hommes, car la richesse rend très difficile l’accès au royaume de Dieu (Lc 18, 24-25). Ce n’est pas que la richesse soit maudite — Jésus était entouré de riches (Marie de Béthanie, les saintes femmes, Zachée, Joseph d’Arimathie, Nicodème, etc.) -, mais les satisfactions qu’elle donne empêchent d’ordinaire de percevoir la séduction des biens spirituels et rivent le cœur à la terre (Lc 8, 14 ; 12, 34). Rassasié des biens d’ici-bas qu’attendrait-on de Dieu ? Bien malheureux sont donc ceux qui s’étant trompé sur les vraies valeurs, risquent d’être frustrés de la béatitude éternelle. Mais, affirme Jésus, celle-ci dépend de Dieu seul et de sa miséricorde, précisément pour les riches (Lc 18, 27).
Des lamentations bien plus graves. Oui, plus graves sont les sept « malédictions » prononcées contre les « Scribes et Pharisiens hypocrites… Guides aveugles, parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux » (Mt 23), car ces mauvais docteurs entraînent le peuple à la ruine spirituelle, ils engendrent des « fils de la Géhenne ». A eux peut s’appliquer le « Malheur au monde à cause de ses scandales… Malheur à l’homme par qui vient le scandale. Il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une pierre à moudre et qu’il fût jeté dans la mer » (Mt 18, 7 ; Lc 17, 1). C’est le cas de Judas, qui n’est pas maudit, mais sur lequel le Seigneur pleure : « Malheureux cet homme par qui le Fils de l’homme est livré. Il eût mieux valu pour cet homme qu’il ne fût pas né » (Mt 26, 24 ; Mc 14, 21 ; Lc 22, 22). Comment ne pas se lamenter sur son sort désastreux ?
D’autres ouaï pour finir. Les autres ouaï néo-testamentaires ont en quelque sorte moins de gravité, en comparaison de ces catastrophes spirituelles. 1 — Sous la plume de Paul : « Malheur à moi, si j’allais ne pas évangéliser » (1 Co 9, 6), c’est-à-dire : je serais bien malheureux et à plaindre si je n’étais pas fidèle à ma vocation. 2 — Au temps de la désolation de la Judée : « Malheureuses celles qui (obligées de fuir) seront enceintes et celles qui allaiteront dans ce temps-là » (Mt 24, 19 ; Mc 13, 17 ; Lc 21, 23). 3 — À la fin des temps, la détresse sera telle que les anges annoncent : « Malheureux, malheureux, malheureux ceux qui habitent sur la terre » (Ap 8, 13 ; 9, 12 ; 11, 14 ; 12, 12 ; 18, 12). Les deux dernières lamentations ont pour objet les richesses détruites (Ap 18, 16) de ceux qui « s’étaient enrichis » (18, 19)…
Jésus n’a donc pas maudit les riches, il a pleuré sur le sort des riches… Ouaï !