Jeûne de Ramadan et Carême chrétien

La pratique du jeûne est commune au judaïsme, au christianisme et à l’islam. Le jeûne (1) est le deuxième « pilier » de la religion musulmane, venant immédiatement après la prière (salât). À Médine, Mohammad avait remarqué que les Juifs observaient un jeûne le dix du septième mois de Tichri (Lv 16,29). Il ordonna ce jour de jeûne, appelé ‘Ashoura, le dixième du mois de Muharram. Celui-ci devint facultatif quand fut instauré le jeûne du mois de Ramadan. Voyant aussi que les chrétiens jeûnaient pendant cinquante jours, « il désira avoir dans sa religion un jeûne pareil ». Celui-ci fut établi par la « descente » du verset suivant : « Vous qui croyez, le jeûne vous a été prescrit, est-il écrit dans le Coran, comme à vos devanciers » (Coran 2, 183). Cette origine est attestée par des historiens comme TabarÎ (2).

Un temps béni

Le Ramadan est vécu comme un temps particulièrement béni. Outre l’anniversaire de victoires militaires comme celle de Badr contre les polythéistes de la Mekke, en 624, qui assura la suprématie de Mohammad, c’est au cours de ce mois qu’est célébrée la « nuit du destin » (Laylat al-qadar), au cours de laquelle fut commencée la « descente » du Coran (Coran 2,185).

Selon une parole du Prophète, « c’est le mois de la patience et la récompense de la patience est le Paradis ; c’est le mois de la réconciliation ; c’est le mois dont le début est miséricorde, le milieu pardon et la fin libération du feu de l’Enfer ». Ce mois, de 29 ou 30 jours, selon le calendrier lunaire, est clôturé par l’Aïd asSaghîr, « petite fête », la rupture du jeûne, et marquée en beaucoup d’endroits par des gestes de réconciliation et de partage : de la nourriture est offerte à des pauvres. Comment ici ne pas se remémorer le prophète Isaïe : « N’est-ce pas ceci le jeûne que j’aime, détacher les chaînes injustes, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qui sont maltraités, partager ton pain avec l’affamé, prendre chez toi les malheureux sans asile, couvrir celui que tu vois nu, et à ta propre chair ne pas te dérober ? » (Is 58,6-7).

Un témoignage de foi et d’obéissance

Le jeûne est vécu par le musulman d’abord comme une obéissance au commandement divin : « Le jeûne vous a été prescrit…», un effort pour accomplir plus rigoureusement les autres obligations religieuses. Le musulman doit régler les conflits dont il est partie prenante. C’est pourquoi lorsque la « trêve de Dieu » est rompue par la violence, une conscience aiguisée le ressent comme une violence faite à Dieu lui-même. Le jeûne est gratitude envers le Créateur. La reconnaissance caractérise l’offrande de ce qui appartient à l’homme en propre : le jeûne avec ce qu’il comporte de pénible et de souffrance est témoignage de la gratitude de l’homme envers son Dieu -, au moment de la rupture du jeûne au coucher du soleil, il fait cette prière : « Seigneur, agrée la souffrance que j’ai endurée en ce jour comme témoignage de ma foi et de ma reconnaissance ».

Dimension communautaire

Le mois de Ramadan a une dimension communautaire. Plus que toute autre période de l’année, ce temps resserre les liens d’appartenance à la communauté. Les rythmes de vie sont fortement perturbés, non sans incidence sur l’économie du pays. Le temps de la nuit fait large place aux festivités, visites, animations religieuses et culturelles ; radio et télévision diffusent des cantilations coraniques et des enseignements religieux. L’affluence dans les mosquées est croissante. Certaines d’entre elles assurent une lecture continue du Coran. Une coutume pieuse, assurément peu commune, atteste que des priants passent le mois entier à la mosquée, faisant en quelque sorte retraite spirituelle (i’tihkâf) pendant ce mois. Certains monastères d’ailleurs donnent l’hospitalité pendant ce mois à des musulmans qui désirent vivre dans le recueillement et un climat de prière, du moins un temps de ce mois (3). On pourrait ici faire le rapprochement avec les anawîm (« pauvres de YHWH ») qui, comme l’atteste le Nouveau Testament, vivaient nuit et jour dans le jeûne et la prière dans le Temple de Jérusalem (Lc 2, 36-37).

Assurément, le jeûne est une ascèse corporelle exigeante, en particulier lorsque tombant avec les journées les plus longues des mois d’été (avec l’avance de 10 jours par an sur le calendrier solaire), il interdit toute absorption de liquide. Aussi des accommodements sont-ils offerts « à qui serait malade ou se trouverait en voyage » (Coran 2,185), aux femmes enceintes, à charge de compenser « par un même nombre de jours pris ailleurs » (id.), car « Dieu n’exige de vous que l’aisé ». La nourriture donnée aux pauvres est aussi conseillée (Coran 2, 184).

Le sens spirituel du jeûne

Mais il faut davantage mettre en relief la dimension spirituelle du jeûne. Un texte de GazâlÎ (+1111) que l’on trouvera en annexe, fait ressortir de profondes affinités, mais avec des accentuations différentes, avec le jeûne chrétien.
Une parole du Prophète déclare : « Quand tu jeûnes, que jeûnent tes oreilles et tes yeux, que s’abstienne ta langue de tout mensonge et de toute faute ; renonce à faire du tort à ton serviteur ; revêts-toi de gravité et de douceur ».

Gazâlî distingue trois degrés dans le jeûne : le commun des croyants observe un jeûne de la lettre. Une certaine élite vise à un idéal plus élevé : garder les membres de son corps à l’abri de tout péché. « Mais le jeûne de l’élite de l’élite est celui du cœur qui le détache de toute préoccupation et de toute pensée mondaines, le détourne totalement de tout ce qui n’est pas Dieu. » Se préoccuper au cours de la journée de ce qu’on mangera le soir provient du peu de confiance qu’on a dans l’abondante générosité de Dieu et du peu de certitude qu’inspire Sa promesse de subvenir aux besoins de l’homme. On peut ici se souvenir de ce que Dieu dans l’Exode assurait à son peuple au désert, en lui donnant dans la manne la nourriture suffisante pour le jour, sans amasser pour le lendemain, « juste selon son besoin » (Ex 16,16)…. mais plus encore de ce « pain du jour » (litt. épiousion, « qui vient ensuite »), dans le Notre Père, qui est donné au jour le jour, qui fait suite au pain d’hier. On pourrait aussi, dans la même ligne, poursuivre avec l’absence de préoccupations pour la nourriture et le vêtement : « Ne soyez pas inquiets de ce que vous mangerez… Ne vous inquiétez pas du lendemain, demain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine » (Mt 6,25.34).

Le jeûne : élévation spirituelle, « approche de Dieu »

Cette forme de jeûne place au rang des prophètes et des « rapprochés » (al-muqarrabûn).

Dans le passage dont nous donnons un extrait, Gazâlî emploie une expression hardie à propos de l’élévation spirituelle de celui qui jeûne dans cet esprit : il le voit en quelque sorte revêtu d’un attribut divin, la « samadiya », néologisme peut-être forgé par lui en référence à la sourate 112, verset 2, du Coran, où Dieu est qualifié de « Plénitude » (trad. J. Berque). Notre auteur, théologien et mystique, ouvre ainsi un vaste champ à l’investigation et à la contemplation : en faisant de l’homme qui jeûne un « rapproché » des prophètes, des anges et de Dieu lui-même. Dieu le revêt en quelque sorte de l’attribut de Plénitude par lequel il se définit lui-même. Cet horizon infini serait bien en harmonie avec ce que le même auteur énonçait concernant les fruits de la méditation sur les Noms et Attributs divins : l’homme méditant sur « les 99 plus beaux Noms divins » se revêt des mœurs divines…

On pourrait ici établir un parallèle avec la spiritualité de l’Orient chrétien en particulier, qui vise, durant le temps du jeûne, à en arriver progressivement à ne se nourrir que de végétal ; ainsi on pourrait se « rapprocher », moins de la condition angélique en tant que telle (visée plus néoplatonicienne que biblique), que de la condition paradisiaque : celle d’Adam avant la chute.

Entre la peur (khawf) et l’espérance (rajâ’)

Gazâlî déclare aussi qu’après la rupture du jeûne, le cœur oscille entre la peur (khawj) et l’espérance (rajâ’) ; le jeûneur s’interroge son jeune sera-t-il agréé ? il serait dès lors au nombre des « rapprochés » ; ou rejeté, si bien qu’il se verrait au nombre des créatures détestées… ? D’où il ressort que c’est moins le culte extérieur qui importe, que la disposition du cœur. Qui ne voit là une consonance avec les avertissements des prophètes de la Première Alliance ? Qu’il suffise d’écouter le prophète Jonas appelant Ninive au jeûne et à la pénitence : « Qui sait si Dieu ne se ravisera pas et ne se repentira pas, s’il ne reviendra de l’ardeur de sa colère ? » (Jon 3,9 ; cf. aussi JI 2,14). Nous savons aussi pourquoi, dans la parabole du Pharisien et du publicain, la prière de ceux qui n’avaient que mépris pour autrui et se faisaient fort de leur propre justice, n’était pas écoutée : « Je jeûne deux fois la semaine … » (Lc 18,9s).

Jeûne, prière, aumône

En islam comme en christianisme, cette triple dimension du temps de Ramadan et du Carême est inscrite dans nos traditions respectives. « Lorsque tu fais l’aumône… lorsque tu pries… lorsque tu jeûnes … » (Mt 6), Jésus mettant la priorité dans l’amour partagé. Ascèse, pénitence « contribuent à nous faire acquérir la maîtrise de nos instincts et la liberté du Cœur » (4). « Cela manifeste que nous ne souhaitons pas être centrés sur nous-mêmes, sur nos désirs, nos besoins. Le jeûne nous aide donc à nous ouvrir à Dieu et, par conséquent, nous assiste dans la prière lorsque nous élevons nos cœurs et nos esprits vers Dieu. Il nous aide aussi à être ouverts à nos frères et sœurs, spécialement ceux qui sont dans le besoin. En priant et en jeûnant pour la paix, nous gardons à l’esprit toutes les victimes de la guerre, le grand nombre de personnes qui souffrent de la faim ou sont sans abri » (5).

Le musulman voit également dans l’aumône spontanée (sadaqa, connotant l’idée de don, de restitution en justice) et dans l’aumône rituelle (zakât, connotant l’idée de pureté) qui est perçue à la fin du Ramadan, une manière à la fois de se purifier de l’attachement aux biens de ce monde et de subvenir aux besoins des pauvres.

Constriction (qabd) et dilatation (bast) du cœur

Oscillation entre crainte et espérance, alternance aussi entre deux rythmes, à la fois diurnes et nocturnes, physique et spirituel, à savoir le qabd (constriction) et le bast (expansion, dilatation). Il y a un rapport entre le qabd du sacrifice, de l’ascèse, et le bast de la croissance. Dans le temps du jeûne, se vit un moment de grâce, entre le temps du qabd (ascèse, jeûne) correspondant au jour, d’une part, et le temps du bast (élargissement), d’autre part, correspondant à la nuit, également entre le temps global du mois de jeûne, qabd, et tout le reste de l’année. L’objectif le plus élevé du qabd, pour les soufis, est que l’élargissement se produise en direction du cœur (qalb) et même au-delà… Ainsi l’un et l’autre contribuent à l’équilibre de l’âme en la tirant à la fois vers l’intérieur et vers les cimes (6).

Là encore, en tant que chrétien, on ne peut que souscrire à cette orientation spirituelle : la recherche du lieu du cœur profond, le retrait dans le coin le plus retiré de la maison, le « secret » qui n’est vu que de Dieu seul et qu’il agrée : « Pour toi, quand tu jeûnes, parfume la tête et lave ton visage, afin de ne pas laisser voir aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est présent dans ce qui est secret » (Mt 6,16-17). Le disciple de Jésus ajoutera cependant une dimension pascale et christique : ce jeûne est ascèse parce qu’il est participation et configuration au Christ en son combat contre le mal et Satan (Mt 4) ; il est aussi préparation à la joie pascale. Bien plus, ces deux moments se conjuguent : dans le processus du qabd est déjà en gestation le cœur nouveau. Le jeûne s’achève sur le jour de la Résurrection, elle-même ouvrant sur 50 jours d’allégresse, temps de grâce, d’élargissement, préparant à l’effusion de l’Esprit à Pentecôte (« le cinquantième jour qui suit »).

Redécouvrir le sens et la pratique du jeûne, bien commun au judaïsme, à l’islam et au christianisme, en ses trois composantes indissociables, jeûne, prière, aumône, est lié tout simplement à notre « survie » ! Vendredi 14 décembre 2001, à la veille de la clôture du Ramadan, le pape Jean-Paul II lançait un appel véhément à une journée de jeûne exceptionnel pour la paix. Fut-il reçu ? Comment fut-il vécu ? Serions-nous assez inconscients de la gravité de l’heure pour qu’il soit sans lendemain, « exceptionnel » sans plus ? « Certains démons, dit Jésus, ne sont expulsés que par la prière et le jeûne » (Mt 17,21)… et par un examen de conscience et la conversion du cœur, commente le Veilleur qui adressait cette sommation. Puissent tous les croyants, embarqués sur le même vaisseau spatial, faire aumône à l’humanité de ce rameau d’olivier à trois branches qui annoncerait la décrue des eaux, sinon le déluge de feu et de soufre, et ferait descendre sur notre terre la Paix de Dieu (7) !

Revue Sources Vives (Communion de Jérusalem), n° 102, Le Carême, février 2002, pp. 133-140.

Ce texte est disponible au format fiche ici, ou à partir de l’onglet « fiches », au n° 105