La disparition de la culture ?

L’Aplatissement du monde, d’Olivier Roy, Seuil, 240 p., 21,50 €

En 2008, le politologue Olivier Roy démontrait, dans un livre magistral (1), comment les religions, sous l’influence de la mondialisation et de leur déterritorialisation, se coupaient progressivement de leurs propres cultures pour glisser vers un système purement normatif : dire ce qu’il est bien ou mal de faire, sans aucune référence à des valeurs collectives ancrées dans une histoire ou une tradition. Analyse qui permettait d’expliquer la poussée des fondamentalismes, et notamment du salafisme. C’est cette thèse que reprend le politologue dans son dernier livre, pour l’étendre à l’ensemble de la société et déplorer ce qu’il appelle la crise de la culture, vue comme une « déculturation de la culture ».

Comment expliquer cette « déculturation » ? Par la révolution individualiste et hédoniste des années 1960, la mondialisation financière néolibérale, la globalisation de l’espace et la circulation des êtres humains, analyse l’ouvrage. Pour Olivier Roy, cette déculturation provoque le repli de chacun sur des « identités pauvres », construites à partir de quelques marqueurs détachés de leur contexte. On assiste, poursuit le politologue, à une dissolution du contenu de la « haute culture », à un effacement des cultures anthropologiques qui permettent à une société de vivre ensemble, et à une promotion, du fait de la globalisation, de systèmes qui ne sont plus que des suites de normes, définissant des identités particulières, déconnectées des cultures réelles… Chacun se ressent comme le membre d’une minorité, que ce soit, à droite, les identitaires nostalgiques d’un passé qui n’est plus, ou, à gauche, les militants de causes particulières (LGBT, indigénistes, culture « woke »…). Ce qui permet à Olivier Roy de renvoyer dos à dos ces deux attitudes, coincées dans le même refus de toute prétention universaliste. Pire, en s’affaiblissant, cette culture laisse place à une profusion de normes, de procédures judiciaires, qui, en l’absence d’un commun implicite, codifient progressivement toutes les relations entre les êtres humains.

Comment retrouver, dans ces conditions, un collectif, alerte encore Olivier Roy ? Car l’espace politique n’est plus investi par des citoyens mais par des individus soucieux uniquement de leurs propres « zones à définir » : « Les contestataires se gardent de contester la forme de l’État ou les institutions, ils se replient sur des espaces spécifiques, la segmentation à l’infini des identités cassant toute solidarité d’ampleur capable de faire bouger les choses… » Pour l’auteur, la conclusion est sans appel : « Ce que nous vivons est bien une crise de l’humanisme. »

Conclusion que l’on s’autorisera à trouver bien pessimiste et par trop systématique. Olivier Roy se défend de toute nostalgie. Mais il reste attaché à une forme de culture classique, celle que sa propre génération a reçue, et a ensuite bazardé avec enthousiasme dans les manifs de Mai 68. Est-ce à dire que rien ne repousse après ? Faut-il le suivre jusqu’à son constat d’un écrasement non pas seulement des cultures actuelles – ce que l’on admet volontiers, et sa démonstration en est brillante –, mais de la notion même de culture ? Faut-il réduire la société actuelle à une coalition d’individualistes, sans voir les nouvelles formes de socialisation, de militantisme et d’action collective qui émergent ? Les générations qui arrivent aux responsabilités ne sont pas des êtres décérébrés ni déculturés. Ils sont peut-être simplement différents.

L’auteur

Professeur à l’Institut universitaire de Florence, Olivier Roy est un politologue qui a mené une réflexion sur les rapports entre le politique et le religieux, s’attachant principalement à l’islam. Il a aussi récemment travaillé sur la déculturation du christianisme en Europe, avec en 2019 la publication de L’Europe est-elle chrétienne ? (Seuil, 2019, 204 p., 17 €, disponible en poche, coll. « Points Essais », 208 p., 7,80 €).

L’enjeu

Identités, genre, sexes, racisme, féminismes, immigration… Autant de débats qui aujourd’hui polarisent la vie intellectuelle, et mettent en jeu la culture, dans tous les sens du terme. Mais si, plutôt que de dénoncer un choc de civilisation ou une nouvelle guerre culturelle, on s’interrogeait sur la notion même de « culture » ?

Isabelle de Gaulmyn

(1) La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 288 p., 19,30 €. Aussi disponible en poche, Seuil, coll. « Points Essais », 384 p., 9,80 €