Extrait de l’article « Les Pères du désert et la garde des pensées », du frère Jean-Fabrice du Christ Roi, carme (Le Broussey), paru dans la revue Carmel n° 137 (La vie spirituelle à l’heure du portable), sept. 2010, pp. 59-69. Voir l’article complet ici.
(…)
Les anciens Pères accordaient beaucoup de valeur au bon jugement (diacrisis), c’est,à-dire à la capacité de juger les « esprits », ou encore les pensées qui nous traversent, pour distinguer celles qui viennent de Dieu des autres. Le jugement ne consiste pas seulement à discerner le bien et le mal quand ils sont obvies, soit en général, soit dans une circonstance particulière, mais à discerner précisément les pensées qui sous l’apparence du bien sont en réalité mauvaises. Tel est l’enseignement de saint Sabas 8 :
Le moine reclus en cellule doit être doué de discernement, zélé, bon lutteur, vigilant, tempérant, modeste, apte à enseigner sans avoir besoin lui-même d’enseignement, capable de mettre un frein à tous les membres de son corps et à veiller strictement sur ses pensées. Un tel moine, je vois que l’Écriture l’appelle « homme au cœur simple » quand elle dit : « le Seigneur loge l’homme au cœur simple en sa maison [Ps 67,7] ».
Même attitude chez saint Antoine le Grand 9 : Certains ont broyé leur corps dans l’ascèse, mais, n’ayant pas de discernement, ils se sont trouvés loin de Dieu.
Le remède, on le voit, est dans l’humilité et l’obéissance ; il faut de l’humilité pour croire que la sagesse des anciens Pères vaut mieux que mon jugement pas encore bien formé, et de l’obéissance pour se conformer à cette tradition. Cependant, la remarque de saint Sabas nous rappelle que le discernement n’est pas éloigné de la simplicité de cœur qui est à l’origine de la solitude. Cela n’a rien d’étonnant. Si le cœur est complètement orienté vers Dieu seul, il parvient à juger spontanément les pensées qui lui viennent, ce qui fait dire à Ammonas, dans une sentence ramassée : « Sans la solitude, impossible d’arriver à la diacrisis 10 ! ». Toutefois, qui peut dire qu’il a réalisé en lui la simplicité parfaite ?
Il est donc nécessaire de combattre les passions de l’âme. Cela passe par une lutte constante contre les pensées, qui sont le moyen par lequel les passions s’expriment. Or, ces pensées sont souvent suggérées par les démons, qui tiennent une grande place chez les Pères du désert. Ceux-ci ne font pas de différence, en pratique, entre une pensée et le démon qui la suggère. Le principal auteur qui va nous guider au long de ce chemin de lutte contre les pensées est Évagre le Pontique. C’est lui qui est à l’origine de la distinction de huit pensées qui troublent le moine, et qui devaient aboutir à nos sept péchés capitaux. Les huit pensées d’Évagre sont les suivantes : gourmandise, avarice, vaine gloire, fornication, colère, tristesse, acédie et orgueil, dans cet ordre 11.
Toujours, Évagre s’intéresse au cas du moine tenté par les démons correspondant à chacune de ces pensées, de sorte qu’il ne traite d’aucune d’elles en général, mais toujours dans leur rapport avec la vie du moine. Par exemple, la gourmandise n’est pas traitée pour elle-même, comme vice de celui qui mange non par nécessité, mais pour le plaisir que procure la nourriture ; c’est plutôt, pour lui, la tentation de relâcher son ascèse alimentaire, parfois par crainte de la maladie. Rappelons que les Pères du désert ne prenaient, au plus, qu’un repas par jour, en général à la neuvième heure (soit vers 15 heures).
Évagre distingue la pensée de vaine gloire de celle d’orgueil, qui n’apparaît qu’à la fin, parce qu’elle est la plus grave, la plus pernicieuse des pensées. La vaine gloire est moins grave ; mais quelle est la différence entre les deux ? C’est que la vaine gloire recherche la considération des autres, de l’entourage, tandis que l’orgueil est la satisfaction de soi-même. Pour ce qui est de l’opposé de la vaine gloire, l’humilité, Abba Macaire a laissé bon nombre d’apophtegmes. Citons-en un :
On disait de l’abbé Macaire le Grand que, si un frère venait à lui avec révérence comme à un saint et grand vieillard, il ne lui disait rien. Mais si l’un des frères lui disait comme par mépris : « Abbé, quand tu étais chamelier et que tu volais du nitre pour le revendre, est-ce que les gardiens ne te rossaient pas ? » Si quelqu’un lui disait cela, il lui parlait avec joie de tout ce qu’il lui demandait 12.
Les Pères du désert fuient absolument toute occasion de pouvoir se vanter en quelque chose que ce soit. On peut citer ici l’exemple d’Abba Pœmen :
Un frère demeurait hors de son village ; pendant de longues années il n’y était pas monté et il disait aux frères : « Voilà tant d’années que je ne suis pas monté au village ; mais vous, vous y montez sans cesse ! » Les frères en parlèrent à l’abbé Pœmen, et le vieillard dit : « Moi, j’y serais monté la nuit et j’aurais fait le tour du village, afin que ma pensée ne se vante pas de n’y point monter 13. »
L’orgueil est bien plus grave. Cela consiste finalement à mettre Dieu à la porte en prétendant que l’on n’a pas besoin de lui 14 ; ce qu’en Occident l’on connaît sous le nom de pélagianisme. Pour Évagre, les conséquences sont redoutables ; ce sont la folie et l’hérésie, qui sépare du Christ.
Passons sur la pensée de fornication ; les Pères du désert étaient des hommes, comme tout le monde. La colère fait l’objet de développements plus longs dans le Traité pratique ; on y trouve notamment que cette « passion » est naturellement donnée pour lutter contre l’adversité. Par conséquent, il est bon d’y faire appel contre nos ennemis qui sont les démons. En revanche, les Pères du désert se montrent souvent d’une patience admirable lorsqu’ils sont l’objet d’injures ou de mauvais procédés, comme ce moine anonyme qui chaque jour pendant trois ans se fit voler le produit de son travail par un frère et ne voulut pas fermer la porte de sa maison, « de peur que le frère n’ait beaucoup de mal à se donner pour ouvrir la porte » ; lorsque le voleur fut sur le point de mourir, il demanda pardon à sa victime, qui lui baisa les mains et les pieds en disant : « Que le Seigneur bénisse ces mains et ces pieds, parce qu’ils m’ont appris à devenir moine 15. »
La tristesse et l’acédie sont deux pensées assez proches l’une de l’autre. La première pourrait être dénommée découragement ; c’est le moine qui dit : « Je n’y arriverai jamais, je retombe toujours dans les mêmes fautes sans parvenir à me corriger, etc. », avec pour conséquence le renoncement à l’objectif de perfection que l’on s’était assigné au départ. La pensée d’acédie, qui est la plus pesante de toutes 16, est la tentation jusqu’à l’obsession de quitter la cellule, de percevoir quelque chose, tandis que la vie en cellule a précisément pour but de préserver le moine de tout contact avec le monde extérieur, même au simple niveau des sens extérieurs. Voyons la description qu’en donne Évagre :
Le démon de l’acédie […] fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, il force [le moine] à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là, si quelqu’un des frères … En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, que la charité a disparu chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler. […] Il l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée [cf. Jn 4,21-24]. […] Comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade. Ce démon n’est suivi d’aucun autre : un état paisible et une joie ineffable lui succèdent dans l’âme après la lutte 17.
Les apophtegmes montrent comment les moines réagissaient à cette tentation de l’acédie : Quelqu’un dit à l’abbé Arsène : « Mes pensées me tourmentent en me disant : « Tu ne peux ni jeûner, ni travailler, visite du moins les malades, car cela aussi est charité. » » Mais le vieillard, voyant les suggestions des démons, lui dit : « Va, mange, bois, dors et ne travaille pas mais ne quitte pas la cellule. » Il savait en effet que la persévérance dans la cellule conduit le moine à la perfection de son état 18.
On peut donc résumer ainsi l’enseignement des Pères du désert au sujet des pensées. Qui veut persévérer dans la prière ne peut se contenter de recettes valables pour les moments qu’on y consacre, sans chercher à adopter un style de vie qui soit en conformité avec le but recherché. Ce style de vie comporte nécessairement un certain retrait du monde qui aura pour effet de faire taire les pensées importunes, mais aussi une vigilance de tous les instants à l’encontre de ces pensées elles-mêmes qui sous couvert de bien sont en réalité de vraies tentations.