L’amertume d’une obéissance immature

Les deux frères

La situation de Lc 15 nous place face à deux groupes, à deux « frères » : publicains et pécheurs, pharisiens et scribes. La thématique des deux frères traverse tout l’Ancien Testament, depuis Caïn et Abel, en passant par Ismaël et Isaac, jusqu’à Esaü et Jacob… L’histoire des élections est dominée par cette étrange dialectique entre deux frères… Jésus a repris cette thématique à un moment nouveau de l’agir de Dieu dans l’histoire, et il lui a imprimé une direction nouvelle. Voyez chez Matthieu un texte relatif à deux frères, assez proche de notre parabole (en Mt 21, 28-32). Ici aussi nous avons affaire à la relation entre pécheurs et pharisiens.

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Dilapider sa substance

Le fils part « pour un pays lointain ». Les Pères de l’Église ont interprété cela principalement comme un éloignement intérieur du monde du père, du monde de Dieu, comme la rupture intime de la relation, le fait de partir très loin de ce qui vous est propre et véritablement essentiel. Le fils dilapide son héritage. Il veut simplement jouir de la vie, en profiter jusqu’à la dernière goutte et l’avoir, croit-il, « en abondance ».

Est-il difficile pour nous de reconnaître là l’esprit de notre époque, cet esprit de rébellion contre Dieu et contre la Loi divine ? L’abandon de tout ce qui constituait jusqu’ici nos fondements, et le choix d’une liberté sans limites ? Le mot grec qui, dans la parabole, désigne la fortune dilapidée signifie dans le langage des philosophes grecs « substance », nature. Le fils prodigue dilapide « sa substance », lui-même.

Revenir à soi

C’est ici qu’advient le « retournement ». Le fils prodigue comprend qu’il est perdu, que c’est dans la maison paternelle qu’il était libre, et que les domestiques de son père sont plus libres que lui, qui s’était cru totalement libre. Il « rentre alors en lui-même », dit l’Évangile (Lc 15, 17)  : cet homme qui vit loin de chez lui, coupé de son origine, s’est aussi beaucoup éloigné de lui-même. Il vivait coupé de la vérité de son existence.

Son retournement, sa « conversion », consiste à reconnaître cela, à comprendre sa propre aliénation d’homme parti réellement « à l’étranger » et devenu étranger à lui-même, et maintenant elle consiste à revenir à soi. En lui-même, il trouve inscrit le principe qui l’oriente vers le père, vers la vraie liberté de « fils ». Il se met en route vers la vérité de son existence, une route qui le mène « chez lui ».

Mon cœur se retourne contre moi

L’archétype de la vision du Père de la parabole, se trouve au Livre d’Osée (11, 1-9). Il y est d’abord question de l’élection d’Israël et de sa trahison : « Mais plus je les appelais, plus ils s’écartaient de moi ; aux Baals ils sacrifiaient, aux idoles ils brûlaient de l’encens » (Os 11, 2). Mais Dieu voit aussi dans quel état de désolation se trouve ce peuple, avec quelle violence l’épée sévit dans ses villes (cf. Os 11, 6). Et il se passe exactement ce qui est dépeint dans notre parabole : « Comment t’abandonnerais-je, Éphraïm, te livrerais-je, Israël […] Mon cœur se retourne contre moi, et le regret me consume. Je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère, je ne détruirai plus Israël, car je suis Dieu, et non pas homme : au milieu de vous je suis le Dieu saint » (Os 11, 8-9).

Le vêtement du fils

« Comme il était encore loin, son père l’aperçut » et partit à sa rencontre. Il écoute la confession du fils et mesure le chemin intérieur qu’il a parcouru ; il voit qu’il a trouvé le chemin de la liberté réelle. Alors, il ne le laisse même pas terminer, il le prend dans ses bras, il l’embrasse et fait préparer un grand festin pour exprimer sa joie. Pour les Pères, le fils prodigue est l’image de l’homme par excellence, de l’« Adam » que nous sommes tous, cet Adam à la rencontre duquel Dieu est allé et qu’il a à nouveau accueilli dans sa maison. Le « plus beau vêtement » se réfère à la grâce perdue dont l’homme était paré à l’origine et qu’il a perdue en péchant. À présent, on lui fait à nouveau don de ce « plus beau vêtement », le vêtement du fils.

Quand la miséricorde est vécue comme une injustice

Il est impossible au fils aîné de trouver juste qu’en l’honneur de ce bon à rien qui a dépensé toute sa fortune — les biens de son père — avec des prostituées, on donne aussitôt une fête splendide, sans mise à l’épreuve, sans temps de pénitence. Cela contredit son sens de la justice. Il a passé sa vie à travailler, et cela semble sans importance en regard du passé impur de l’autre. Il ne voit que l’injustice. À quoi sert encore d’être proche quand seul le lointain est récompensé ? La religion du père s’est-elle à ce point dévoyée, qui bénit la dépense sans honorer l’épargne ? En fait, il ne sait rien de la grâce d’être au bercail, de la liberté réelle qui est la sienne en tant que fils. « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi », lui dit le père, « et tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15, 31).

L’amertume ressentie par les hommes de bien à l’égard de Dieu révèle que l’obéissance dont ils font preuve suscite une amertume intérieure qui fait apparaître les limites de cette obéissance : dans leur for intérieur, ils auraient aimé, eux aussi, partir au loin, vers la grande liberté. Ils sont secrètement envieux de ce que l’autre a pu se permettre. Ils n’ont pas parcouru tout ce chemin qui a permis au plus jeune de se purifier et de comprendre ce que signifie la liberté, ce que signifie être fils. En réalité, ils portent leur liberté comme une servitude, sans être parvenus à la maturité de la véritable condition de fils. Eux aussi ont encore besoin de faire du chemin. Ce chemin, ils peuvent le trouver s’ils donnent tout simplement raison à Dieu, s’ils acceptent que sa fête soit aussi la leur. Par cette parabole, le Père nous parle à travers le Christ, à nous qui sommes restés au bercail, afin que, nous aussi, nous nous convertissions vraiment et que nous nous réjouissions de notre foi.

(D’après le commentaire de Joseph Ratzinger, Jésus de Nazareth, pp. 226-236)

Quelle est donc notre relation à Dieu ?

Cette parabole d’une exceptionnelle modernité pose fondamentalement la question si actuelle de la bonne distance par rapport à Dieu. Elle raconte comment les deux fils se sont trompés de père. Le premier par trop de distance dans l’indépendance et le second par trop de proximité dans l’obéissance. On peut donc s’écarter de Dieu en s’en croyant proche et s’en rapprocher en s’en sentant éloigné. Le plus jeune l’a compris. Le plus vieux sera-t-il capable, à son tour, d’un tel retournement ?

Le plus jeune, parce que dépouillé, a dû réinventer sa relation au père. Le plus âgé, parce qu’encore comblé, n’a pas su quitter une relation de « succession ». Il lui reste à marcher et à s’écarter pour en revenir à plus de filialité.