« L’indietrismo », le rétrovirus dépisté par François
par Pierre Vignon
Depuis un an, à ma connaissance, le pape François, Bergoglio disent les intégristes et les traditionalistes qui ont tout de suite compris le danger de l’affaire, emploie le néologisme italien « indietrismo ». Il est fait des deux mots : in dietro, « en arrière ». Un esprit plus subtil trouvera la juste traduction française. L’ « en-arriérisme » ne va pas. Ce qui s’en approche le plus est « rétrograde » avec ses connotations d’arriéré et de réactionnaire.
Le pape en avait parlé avec les évêques français en visite ad limina (terme technique de leur visite à Rome tous les cinq ans pour rendre compte de leur gestion) en septembre dernier. Il s’agit du beau conseil spirituel à ne pas regarder en arrière dans un changement d’époque. Depuis le début de son pontificat, François ne cesse d’alerter toute l’Eglise sur le fait que nous ne vivons pas « une époque de changements mais un changement d’époque ».
Il semblerait qu’avec « indietrismo », le pape ait enfin trouvé le mot pour le danger qu’il dénonce depuis le début (discours aux évêques du CELAM du 28 juillet 2013 à Rio de Janeiro pendant les JMJ) : « La proposition pélagienne apparaît fondamentalement sous la forme d’une restauration. Devant les maux de l’Église, on cherche une solution seulement disciplinaire, par la restauration de conduites et des formes dépassées qui n’ont pas même culturellement la capacité d’être significatives. En Amérique latine, on la rencontre dans des petits groupes, dans quelques congrégations religieuses nouvelles qui recherchent de manière exagérée une « sécurité » doctrinale ou disciplinaire. Elle est fondamentalement statique, même si elle promet une dynamique ad intra, qui retourne en arrière. Elle cherche à « récupérer » le passé perdu. »
Depuis un an, le pape François a donné davantage de précisions sur ce sujet. Dans un discours remarquable fait aux participants d’un congrès mondial sur l’éducation, le 1er juin 2022, François est parti de la figure donnée par Virgile dans l’Enéide, d’Enée fuyant Troie en portant son père Anchise sur le dos tout en tenant son fils Ascagne par la main. C’est là l’image de ce que nous vivons : « Le vieil Anchise représente la tradition qui doit être respectée et préservée. Cela me rappelle ce qu’a dit Gustav Mahler : “La tradition est la garantie de l’avenir.” Pas une pièce de musée. Ascagne représente le lendemain qui doit être garanti. Enée est celui qui sert de “pont”, qui assure le passage et la relation entre les générations. L’éducation s’enracine toujours dans un passé, mais pas pour s’arrêter : elle vise des projets à long terme où l’ancien et le nouveau se rejoignent dans la composition d’un nouvel humanisme. Et contre cela, il y a la mode – dans tous les siècles, mais en ce siècle de la vie de l’Eglise je la vois comme dangereuse – qui au lieu de puiser aux racines pour aller de l’avant, ce sens des belles traditions, fait un “recul”, pas “au-dessous et au-dessus”, mais en arrière. Ce pas en arrière qui nous fait secte, qui vous ferme, qui vous enlève vos horizons. Ils se disent gardiens des traditions, mais de traditions mortes. »
Une précision a été donnée lors de la messe du 26 juillet dernier dans le Commonwealth Stadium à Edmonton, au Canada, lors de sa toute dernière visite pastorale sur les peuples autochtones :
« N’oublions pas que ce mouvement qui donne vie va des racines aux branches, aux feuilles, aux fleurs et aux fruits de l’arbre. La vraie tradition s’exprime dans cette dimension verticale : de bas en haut. Prenons garde à ne pas tomber dans la caricature de la tradition, qui ne se meut pas en ligne verticale, des racines aux fruits, mais en ligne horizontale, en avant/en arrière, qui nous conduit à la culture du “recul” comme en un refuge égoïste ; et qui ne fait rien d’autre que ranger le présent dans une boîte et le conserver dans la logique du “on a toujours fait ainsi”. »
Le pape revient sur ce sujet, très clair dans son esprit, dans sa rencontre avec ses confrères jésuites le 29 juillet 2022 au matin au Canada. Il leur cite de mémoire le Commonitorium de saint Vincent de Lérins, chef-d’œuvre du milieu du Ve siècle, qui définit les règles du discernement entre l’erreur hérétique et la foi catholique : « Ita etiam christianae religionis dogma sequatur has decet profectuum leges, ut annis scilicet consolidetur, dilatetur tempore, sublimetur aetate (« Même le dogme de la religion chrétienne doit suivre ces lois. Il progresse, se consolide avec les années, se développe avec le temps, s’approfondit avec l’âge »)» Et François de poursuivre : « La vision de la doctrine de l’Église comme un monolithe à défendre sans nuance est erronée. C’est pourquoi il est important de respecter la tradition, la tradition authentique. Quelqu’un a dit un jour que la tradition est la mémoire vivante des croyants. Le traditionalisme, en revanche, est la vie morte des croyants. La tradition, c’est la vie de ceux qui nous ont précédés et cela continue. Le traditionalisme est leur mémoire morte. De la racine au fruit, en somme : c’est la voie à suivre. Nous devons prendre l’origine comme une référence, et non une expérience historique particulière prise comme un modèle perpétuel, comme si nous devions nous arrêter là. “Hier, on faisait comme ça” devient “on a toujours fait comme ça”. C’est le paganisme de la pensée ! Et ce que j’ai dit s’applique également aux questions juridiques, au droit. »
C’est tellement clair que François revient sur la conférence de presse tenue lors du vol de nuit pour le retour, le soir du 29 juillet 2022. Cette fois, l’indietrismo est un péché : « L’indietrismo est un péché parce qu’il n’avance pas avec l’Eglise. La tradition, disait quelqu’un, je pense l’avoir dit dans un de mes discours, est la foi vivante des morts. Alors que pour ces “arriéristes” qui se disent traditionalistes, c’est la foi morte des vivants. La tradition est précisément la racine, l’inspiration pour aller de l’avant dans l’Eglise, et elle est toujours verticale. Et l’indietrismo c’est aller en arrière, c’est être toujours fermé. Il est important de bien comprendre le rôle de la tradition, qui est toujours ouverte, comme les racines de l’arbre, et l’arbre pousse ainsi… Si vous concevez la tradition comme fermée, ce n’est pas la tradition chrétienne. C’est toujours la sève des racines qui vous fait avancer, avancer, avancer… C’est pourquoi, en rapport à ce que vous dites, penser et développer la foi et la morale tant que cela va dans le sens des racines, de la sève, c’est bien. Avec les trois règles de Vincent de Lérins que j’ai mentionnées. »
Le 1er septembre 2022, dans la salle Clémentine du Vatican, le pape François a encore précisé sa pensée dans son discours pour le cinquantième anniversaire de l’Association italienne de liturgie : « Le progrès dans la compréhension et aussi dans la célébration liturgique doit être toujours ancré dans la tradition, qui te porte toujours en avant dans le sens que le Seigneur veut. Il y a un esprit qui n’est pas celui de la vraie tradition, c’est l’esprit mondain de l’ «indietrismo», aujourd’hui à la mode, qui pense qu’aller aux racines signifie faire marche arrière. Non, c’est différent. Si tu vas aux racines, les racines te portent en haut, toujours. Comme l’arbre, qui croît avec ce qui lui vient des racines. Et la tradition c’est précisément aller aux racines, parce que c’est la garantie du futur, comme disait Mahler. Au contraire, l’indietrismo c’est aller deux pas en arrière parce que c’est le mieux et qu’on a toujours fait comme ça. C’est une tentation dans la vie de l’Eglise qui te porte au restaurationisme mondain, attifé de liturgie et de théologie, mais c’est mondain. L’indietrismo est toujours mondanité. C’est pour cela que l’Ecriture dit que nous ne sommes pas des gens qui allons en arrière. Non, tu vas en avant, selon la ligne que te donne la tradition. Aller en arrière, c’est aller contre la vérité et aussi contre l’Esprit. Il faut bien faire cette distinction. Dans la liturgie, il y en a tant qui se disent selon la tradition, mais ce n’est pas comme ça : au mieux, ils seront traditionalistes. Quelqu’un disait que la tradition est la foi vive des morts, mais le traditionalisme est la foi morte de quelques vivants. Ils tuent le contact avec les racines en allant en arrière. Faites attention : aujourd’hui la tentation, c’est l’indietrismo dissimulé sous la tradition. »
Il est à penser que le pape François aura encore l’occasion de parler de ce grave danger qui guette les chrétiens catholiques, tout particulièrement dans notre pays. Lui nous montre la voie en allant aux racines (Desiderio desideravi) qui nourrissent la vraie tradition (Traditionis custodes) pour nous éviter de prendre le chemin de l’hérésie et du péché. François, en bon pasteur, montre le rétrovirus et son danger pour l’Eglise. Les sectateurs de cette voie, malgré leurs cris d’orfraie sur les réseaux sociaux et devant la nonciature, ne pourront désormais rien y changer.
Pierre Vignon, dans Golias Hebdo n° 734.