30° D. TO A — Mt 22, 34-40. Quatre controverses se succèdent en Mt 22, pharisiens et sadducéens se relayant pour tendre des pièges à Jésus (cf. v. 35). Dans une sorte d’émulation malsaine où l’on se réjouit de l’échec des rivaux. Cette troisième controverse, aujourd’hui, concerne un sujet brûlant dans le judaïsme.
Jésus fond ensemble amour de Dieu et amour du prochain
Nous ne vivons plus dans une forêt vierge de prescriptions. Mais à l’époque, les rabbins insistaient sur la multiplicité des prescriptions, répartissant les 613 préceptes de la Torah en 365 défenses — nombre des jours d’une année — et 248 commandements — nombre des composantes du corps humain. La question était donc de savoir quel était le précepte fondamental. Aussi les rabbins opéraient-ils tout un système de réduction : David en compte onze (Ps 15,2-5), Isaïe six (Is 33,15), Michée trois (Mi 6,8), Amos deux (Am 5,4) et Habaquq un seul : « le juste vivra par sa fidélité » (Ha 2,4) En réalité, la question va plus loin que la simple préoccupation d’une hiérarchie de prescriptions. La réponse de Jésus le montre bien.
Il attache les deux commandements sans les identifier, il les fond en un seul, priorité étant donnée au premier auquel le second est rapporté. De plus, il rattache toutes les prescriptions à cet unique commandement, opérant par là une simplification et une radicalisation de la Loi elle-même : toute la Loi est accomplie dans l’Amour (cf. 5,17 et 7,12) et celui qui observe ce seul commandement agit en conformité avec la Loi et les Prophètes (v. 40).
L’association des deux préceptes de l’amour et leur hiérarchie en un premier et un second est une donnée évangélique sans parallèles. La conclusion c’est que toute la Torah, mais aussi les Prophètes, sont « suspendus » (gr. : krématai) à ces deux préceptes,
La loi et les prophètes suspendus à l’amour
Deux images permettent de mieux comprendre comment la Loi et les Prophètes sont suspendus : COMME UNE PORTE est suspendue à deux gonds, l’un en haut et l’autre en bas. Une porte ne tourne pas sur un seul gond ! Et on trouve déjà au ch 7 la « règle d’or » résumant la Loi et le Prophètes suivie de l’image de la porte : « Donc, tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi : voilà ce que disent la Loi et les Prophètes. Entrez par la porte étroite… » (Mt 7, 12-13).
Ou encore COMME LES AGRÈS auxquels l’athlète est suspendu pour exécuter toutes sortes de figures ; c’est seulement en tenant l’un et l’autre qu’il peut les exécuter, et c’est seulement en étant portés par l’amour de Dieu et l’amour du prochain que nous pouvons vivre de façon ajustée tous les autres préceptes.
L’originalité de Jésus est donc de radicaliser la Loi en excluant toute obéissance légale qui ne serait pas soumission totale à Dieu et service du prochain. La parole de Jésus ne dispense personne des autres commandements (pas un iota, Mt 5, 18). Elle en assure au contraire la santé, la circulation, et surtout la vitalité, grâce au déblaiement des grands périphériques… Il s’agit moins d’une simplification par suppression des ordonnances secondaires que d’un rappel de leur sens et de leur enracinement dans la volonté souveraine de Dieu.
Et c’est en sa personne qu’ils sont unis
L’amour de Dieu et du prochain trouve désormais en Jésus de Nazareth, son lieu propre et sa consistance dernière. L’amour est concentré en quelque sorte en sa personne. La parabole du Jugement des nations (Mt 25), qui reste à venir, sera comme l’explicitation concrète de ce rapprochement des deux commandements.
L’union des deux adjectifs grand et premier est sans doute explicative, non additive : ce commandement est le premier en importance parce qu’il est le plus important par son contenu ; le premier de tous quant à la signification, celui qui donne leur vraie signification à tous les autres.
En conséquence, l’expression le deuxième qui lui est semblable signifie que le deuxième commandement est aussi important que le premier. Il est égal quant à la gravité de ce qu’il prescrit. Par ailleurs, il n’est pas identique au sens d’interchangeable. Mais aimer le prochain est aussi urgent qu’aimer Dieu. Il y a comme un effet de miroir entre les deux préceptes.
« Le chrétien ne devrait pas pouvoir dire : « J’aime Dieu, c’est pourquoi l’homme m’est indifférent ». Et pourtant. Même si ce n’est pas affirmé de cette manière, il existe, dans le christianisme, une tendance à relativiser l’amour pour l’homme au nom de l’amour pour Dieu. Ce dernier est l’essentiel, ce qui seul compte, et tout le reste n’est qu’« obédience » (subordination) accessoire, qui ne doit en aucun cas perturber cet ordre des priorités. […] L’amour de Dieu ne saurait se mesurer, se partager ou s’économiser. Le Christ n’a pas enseigné aux apôtres à se ménager et à calculer leur amour. Il ne le pouvait pas dans la mesure où, unis à lui et devenus son propre corps par le sacrifice eucharistique, les apôtres étaient, comme lui, offerts à l’immolation et au monde1 ».
1Mère Marie Skobstov, (sainte orthodoxe, + 1945), Le Sacrement du frère, Ed. Du Cerf, Coll. Le Sel de la terre, 1995, p. 108… 111.