Parole et silence

« C’est la parole qui est d’or ; le silence est de plomb » (Hervé Bazin).

Par Laëtitia Gonfalon

Un fait qui n’est pas suffisamment relevé, mais qui devrait pourtant nous interloquer : c’est le silence, le grand mutisme des clercs, prêtres ou religieux, ou laïcs aussi, anciens abuseurs d’enfants ou de jeunes femmes dans le cadre d’institutions ecclésiales. Ces criminels ont eu un comportement pécheur selon l’Église : les voici maintenant arrivés pour la plupart au soir de leur vie. Ils sont âgés. Certains sont malades ou perclus, nécessitent des soins. Les plus chanceux se font chouchouter par des religieuses dans des maisons bien protégées. D’autres sont encore sains de corps et d’esprit, mais  tous, ils doivent bien sentir le poids des ans, le poids de leurs fautes aussi, et s’apprêter, selon l’expression usuelle, à comparaître devant le juge suprême.

Alors face au verdict final qui se rapproche et auquel il leur sera illusoire d’échapper, quels sentiments devraient-ils éprouver si ce n’est du repentir ?  La crainte de Dieu, après tout, n’est-elle pas le commencement de la sagesse ? Que leur coûterait-il d’exprimer publiquement un regret, d’esquisser un geste donnant à penser qu’ils ont compris la gravité de leur comportement passé, de verser une somme d’argent aux organismes chargés d’indemniser les victimes, d’accepter de rencontrer certaines d’entre elles dans le cadre d’organismes de justice restaurative ? Bref ce ne sont pas les moyens, les occasions, ni les supports qui manquent pour manifester aux victimes de façon personnelle ou indirecte si c’est trop gênant  un peu de cette compassion qui leur a jadis tant fait défaut et dont ils ont eux-mêmes tant besoin aujourd’hui.  On apprend par exemple qu’en 2020 RUPNIK se serait « repenti sincèrement », ce qui a permis ( ?) de lever les sanctions prononcées contre lui : ses victimes en ont-elles été informées ? S’est-il adressé à elles ?  

Il semble bien qu’il en soit incapable comme la plupart de ces criminels. Le retour sur soi-même, ils ne savent pas ce que c’est. Ont-ils donc définitivement chosifié leurs proies comme des pantins sans âme au point de les ignorer ? N’ont-ils aucune crainte de l’enfer ?

Tiens ! Parlons en un peu de l’enfer…L’imagerie médiévale nous a présenté la géhenne comme un lieu où l’on se fait griller à vif, une sorte d’éternel barbecue bien poivré, assaisonné et pimenté où  rôtissent à petit feu ceux qui méritent le châtiment suprême. Était-ce là une bonne inspiration ? Le silence infernal des abuseurs est tout le contraire de ce feu brûlant : il est glaçant. C’est un immense permafrost où tout son est amorti, où rien ne vit.  Recroquevillés dans leur permafrost, bloqué dans leurs igloos, pris dans la glace, pourquoi s’exemptent-ils de toute contrition ? Le frisson est garanti dans ce désert sans âme où ils errent sans domicile fixe : on parle toujours du feu de l’enfer, mais personne ne l’a éprouvé, « L’enfer c’est le froid. », nous dit Georges Bernanos.…« L’enfer c’est de ne plus aimer ». Situation gelée…Le zéro absolu…

A ce silence glacial, qu’il est doux d’opposer la parole enfin libérée, le son de la voix humaine, la chaleur retrouvée des échanges.

« Au commencement était le Verbe », au commencement c’est le Logos, c’est la Parole qui crée le monde, qui nous pose dans l’Être. C’est pourquoi les victimes, les abusés commencent à revivre dès qu’ils la recouvrent, cette parole, quand ils la libèrent enfin. Alors ils parlent, Ils osent, ils s’expriment, ils se relèvent. . A l’amnésie sénile des faiseurs de turpitudes succède la mémoire vive d’une jeunesse enfouie qui reprend sa dignité. . Ce 28 septembre 2023 Alexander De Croo, premier ministre belge, a bien insisté sur le sentiment de « honte » et d’« impuissance » des victimes, souvent abusées pendant l’enfance ou l’adolescence, car « souvent l’Église, à tous les niveaux, a tout fait pour ne pas (les) écouter ».En effet toute parole doit trouver un interlocuteur.

 Heureusement, face au silence des criminels on constate ces dernières années en librairie la multiplication des témoignages publiés, on lit et on visionne dans une grande variété de médias les entretiens accordés, d’abord de façon anonyme, puis petit à petit à visage découvert. La voix « off » initiale se personnalise… Un éditeur chrétien n’hésite plus désormais à présenter ainsi un essai qu’il vient de sortir : « voici un livre écrit en collaboration avec des personnes victimes d’abus » . On le sent bien : des digues sont rompues, avec leur parole les victimes réintègrent leur vraie personnalité. Mais il leur manque encore une chose : des explications. C’est en général ce que le président du Tribunal essaie d’obtenir d’un coupable interrogé sur les bancs de la Cour d’Assises : « Pourquoi votre geste ? Qu’est ce qui vous a poussé à commettre ce crime ? ». On a pu constater l’importance de cette attente lors des procès consécutifs aux attentats terroristes. On ne cherche pas à se venger : on cherche d’abord à comprendre. Et les victimes attendent la réponse. Pour de multiples raisons elles ne courent pas après une indemnisation : «La quasi-totalité des victimes (99,5%) restent à l’écart » titre Le Figaro du 4 octobre  avec l’AFP. Bien avant la compensation monétaire elles réclament des explications, des mesures de prévention.

Or, dans l’institution ecclésiale, les réponses ne viennent pas. Les coupables opposent le vide de la mémoire au trop-plein des souvenirs, le silence à la parole, le froid au chaud, et finalement l’enfer au paradis.  Au fond d’eux-mêmes ils doutent. Ils n’ont plus de repères. Certains d’entre eux sont en partie excusables s’ils ont été eux-mêmes abusés dans leur enfance. Mais les autres ?

 Pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi ?

Il subsiste pour eux un ultime espoir : ce sont les paroles très fortes de Sainte  Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face récemment mises en valeur par le pape François à l’occasion du 150ème anniversaire de sa naissance :

« C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour ».


(1) https://information.tv5monde.com/international/belgique-le-premier-ministre-demande-leglise-catholique-de-reconnaitre-sa-culpabilite

(2) «Allez dire aux prêtres » de Louis-Marie Ariño-Durand aux éditions du CERF.