Garder sa distance, une tentation
Les dix lépreux se tiennent à distance. « Ils élevèrent la voix ». L’échange est bref. Jésus leur répète la consigne du Lévitique édictée en vue de la vérification de la guérison ; mais, semble-t-il, de loin, comme s’il respectait la distance qu’ils ont mise. Quelle différence avec le lépreux précédent qui vient à lui, le supplie, s’agenouillant (Mc 1, 40), et que Jésus touche en étendant la main !
Ils vont se montrer au prêtre et guérissent en chemin. Notons qu’il a fallu à ces hommes une certaine foi pour se mettre en route sans preuve, sans signe. Ils croient en ce Jésus, et en la puissance de sa parole. Mais ce qui compte pour eux, c’est d’être débarrassés de leur lèpre, pas Jésus lui-même. Pour neuf d’entre eux, il n’y aura aucun contact, aucune proximité avec le Christ. Aussi, ils « restent à distance » et même la distance se creuse. Ils ont eu ce qu’ils voulaient et se replient sur leur santé recouvrée. Point.
L’action de grâce, un retour à Dieu
« N’ont-ils pas été guéris ? demande Jésus. Où sont-ils ? » Ils manquent à Jésus, ils devraient être là. On repense à Genèse 3 : « Adam, où es-tu ? » Il en va ainsi chaque fois que nous empochons la grâce reçue de Dieu, sans même voir qu’elle vient de lui, et sans penser à l’en remercier. Honte ! En christianisme, remerciement se dit action de grâces, et encore : eucharistie. Peut-être y aurait-il plus de monde à la célébration eucharistique si nous étions moins ingrats ?
La distance sera franchie par le dixième lépreux, le Samaritain, l’étranger, le « hors-la-loi ». Pour lui, la guérison est un signe, un moyen, un lieu de passage, pour parvenir à une autre réalité : la réalité même de Dieu. Ce qui lui importe désormais c’est, davantage que la santé recouvrée, celui qui la lui a rendue. Il est passé du bienfait reçu à la personne du bienfaiteur. S’appuyant sur le don reçu, il retourne à la source, et rend grâce : « voyant qu’il était guéri, il revint sur ses pas, en glorifiant Dieu à pleine voix. Il se jeta face contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce ». L’histoire de l’homme guéri ne s’arrête pas là : « Relève-toi », lui dit Jésus. Relève-toi pour une marche nouvelle, un nouveau chemin. « Se relever » est le mot qui sert pour dire la résurrection.
Le Samaritain, un sauvé des périphéries…
« Or, c’était un Samaritain ». Il semble bien qu’au départ, Jésus a partagé le préjugé dominant à l’égard de la Samarie, comme il le laisse entendre en envoyant ses premiers disciples en mission : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains » (Mt 10, 5). En tant que fils d’Israël, Jésus entendait sans doute donner priorité à ses coreligionnaires. Mais rapidement, on le voit accorder de la place aux étrangers dans ses enseignements, aussi bien en paroles qu’en actes. Les Samaritains occuperont à cet égard une place de choix qu’il vaut la peine de relever : le Samaritain reconnaissant (Lc 17, 11-19) ; le Samaritain bienveillant (Lc 10, 29-36) ; la Samaritaine missionnaire (Jn 4)… finalement, ces « impies » apparaissent comme exemplaires.
Le cas des Samaritains, comme d’autres dans les Évangiles, illustre à quel point Jésus a refusé d’enfermer les autres dans des idées préconçues, quelles que soient leurs origines, leurs pratiques religieuses ou leurs fautes sur le plan moral. Tous sont donc en mesure d’espérer, comme toute personne au cœur bien disposé, à recevoir du Seigneur toutes ses bénédictions et son salut éternel. À une époque où la tentation de dresser des murs entre nations et entre groupes ethniques se manifeste de plus en plus, cela nous fait réfléchir…