Le pardon illimité échangé entre frères et sœurs

(24° D. TO A) Nous continuons à lire le chapitre 18 de l’Évangile de Matthieu. C’est le seul passage des évangiles à traiter explicitement de la vie en communauté (ekklesia). Il propose des pratiques positives à cultiver, en référence à l’attitude du Père des Cieux vis-à-vis des petits (18,14, c’est la première partie du chapitre 18), et des pécheurs (18,35, c’est la seconde partie lue dimanche dernier et aujourd’hui).

La communauté, lieu du pardon vécu

Précédemment, l’affirmation : « Si ton frère a péché, va le reprendre seul à seul » nous orientait vers le devoir de corriger le frère pécheur, et d’accueillir son retour. Maintenant, la question posée : « Combien de fois mon frère péchera-t-il que je doive lui pardonner ? » nous oriente sur le devoir d’acquitter. Ces deux devoirs sont complémentaires. La communauté « deux ou trois réunis en mon nom » et elle seule, donne leur véritable cadre et leur véritable contenu à la correction comme à l’acquittement ; et peut-être est-elle seule aussi à permettre le passage, toujours délicat, de l’une à l’autre. Non seulement le péché commis par un frère ne l’empêche pas d’être mon frère, mais dans cette circonstance, il le devient plus profondément si je l’acquitte encore et encore…

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Se modeler sur la conduite du Père des Cieux

Tout le but de Matthieu est d’enseigner que la vie de communauté chrétienne a pour règle de se modeler sur la conduite du Père des cieux et que, celui-ci montrant une sorte de prédilection pour les petits et les pécheurs, il doit en être de même chez les disciples de Jésus. Comme toujours, c’est en Jésus que nous pouvons en contempler l’icône du Père. Que voyons-nous ? Les étrangers, il sait parfaitement les amener à formuler un acte de confiance et, quand il y est parvenu, cela lui arrache un cri d’admiration et de joie (voir Mt 8, 10 pour le centurion et 15, 28 pour la Cananéenne). Quant aux publicains, non seulement il ne les évite pas, mais il les fréquente jusqu’à aller manger chez eux, au scandale des bien-pensants (voir Mt 9, 10-11 et 11, 19). Ce contexte général de l’Évangile invite donc à comprendre que Jésus invite ses disciples, non à excommunier les rebelles, même après des échecs répétés, mais à repartir à leur recherche, comme fait le berger pour la brebis égarée.

La parabole du pardon non partagé

La parabole du pardon non partagé au frère, et pour cette raison, non-reçu pour soi-même, illustre à quel point nous sommes les uns pour les autres d’impitoyables débiteurs. « Ému aux entrailles, le Seigneur de ce serviteur-Ià lui pardonna… » (18, 27) : nous découvrons la source dont jaillit le pardon royal et d’où doit se répandre le pardon entre frères : « Ne fallait-il pas, toi aussi, prendre en pitié ton co-serviteur, comme moi aussi j’ai pris pitié de toi? » (v. 33) Le jugement royal transcende toutes nos catégories juridiques. Il se situe au plan de l’amour et du pardon ; il s’exerce par la pitié et la miséricorde. Ainsi la priorité du pardon divin est-elle totale.

Mais voici qu’à une miséricorde sans limites fait suite, en un parallélisme antithétique bouleversant, la brutalité des relations humaines pour des dettes ridicules. Aussi comprenons-nous pourquoi les co-serviteurs sont profondément attristés devant l’attitude impitoyable de leur frère (v. 31). Cette tristesse naît d’une situation bien concrète : la vie réelle avec son opposition entre ce qui doit se faire et ce qui se fait.

Le devoir d’acquitter

Le débiteur impitoyable pour son frère l’est aussi pour lui-même, car il retient captive la miséricorde de Dieu ; en refusant de la communiquer aux autres, il l’empêche du même coup de prendre corps en lui. Ici apparaît encore, comme clans tout ce chapitre, à quel point les frères sont solidairement dépositaires du salut libérateur du Père à l’égard des autres et d’eux-mêmes : on ne reçoit la liberté de Dieu qu’en devenant libérateur ; c’est à cette lumière qu’il faut lire le v. 18 (« Tout ce que vous aurez lié sur la terre »), où Jésus confie à son Église l’intendance du pardon divin.

Dans la mesure où chacun remet à son frère « du fond du cœur », comme Dieu lui remet, dans cette mesure le pardon toujours premier du Père s’accomplit dans la communauté et dans chacun de ceux qui le partagent à leurs frères. Ainsi se découvre la profondeur de la demande du Notre Père qui, dans l’Évangile selon saint Matthieu, conserve cette image de l’endettement :

« Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes remettons à nos débiteurs » (6, 12).