« Les catholiques français préfèrent l’évangélisation de rue à l’ascèse du travail intellectuel »

Par François Henry, le 2/3/2023 sur le site de La Croix

Les catholiques français mépriseraient-ils la recherche, l’étude de la philosophie, des lettres et des sciences sociales ? C’est l’hypothèse formulée par François Henry, enseignant-chercheur en sciences sociales et auteur de La Startup nation au temps de l’écologie (2021, Éd. du Cerf).

L’histoire de l’Église est inséparable de celle de ses grandes figures intellectuelles. Des Pères de l’Église à saint Jean-Paul II et Benoît XVI, en passant par saint Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et bien d’autres encore, le travail intellectuel a toujours été motivé par le fait de mieux connaître la figure du Christ, de mieux œuvrer à la transmission de la foi et au développement de l’Église.

Parmi les neuf papes du XXe siècle, sept ont fait une thèse de doctorat. Parmi les cardinaux d’hier et d’aujourd’hui, beaucoup furent docteurs et universitaires. Une fois cela constaté, se pose alors cette question aux catholiques d’aujourd’hui : à quoi les témoignages de vie de ces grandes figures de l’Église les appellent- ils ? À la sainteté ? Bien sûr ! À l’humilité ? Oui. À être une minorité créative, pleinement engagée dans l’annonce de l’Évangile ? Évidemment. La vocation de ces grandes figures de l’Église fut inséparable de leur recherche intellectuelle, pas comme fin en soi mais comme moyen, par la foi et la raison, d’avoir la vie la plus cohérente et unifiée possible avec le Christ au centre.

Un paradoxe important

Il y a pourtant un paradoxe important parmi les catholiques français aujourd’hui. Les laïcs catholiques trouvent fort bien que les prêtres, avant d’être ordonnés, suivent de longues et denses études de philosophie et de théologie quand, souvent, dans le même temps, ils sourient d’un jeune qui s’engage dans des études de littérature ou de philosophie. « La philo, c’est bien pour les prêtres, une perte de temps pour les laïcs » : tel pourrait être résumé le rapport de nombre de catholiques à l’étude des lettres et des humanités, et même des sciences de la nature.

Sur ce point, ils se conforment à l’esprit de leur époque. Selon eux, il paraîtrait que ce type d’études ne permet pas d’être employable. Et que dire quand, parfois, l’un de ces jeunes souhaite s’engager dans la recherche en littérature, sciences sociales ou philosophie, voire en mathématiques ou en physique ! Pourtant, il y a logique et unité. Chercheur de Dieu, chercheur universitaire : il y a recherche de vérité, donc convergence, stimulation mutuelle, émulation.

Investir

Par ailleurs, c’est aussi un appel du concile Vatican II : « Il faut en outre tout faire pour que chacun prenne conscience et du droit et du devoir qu’il a de se cultiver, non moins que de l’obligation qui lui incombe d’aider les autres à le faire » (Gaudium et spes, n. 60, 3). Il y a quelques années, j’entendais un évêque dire : « Il faudrait investir dans cinquante jeunes qui ont un profil d’intellectuels. Parmi eux, quinze perceront, pourront former les plus jeunes et participer au débat public sur les sujets de société. » Le verbe « investir » est ici pleinement employé.

Dans sa célèbre encyclique Fides et ratio (« Foi et raison »), Jean-Paul II lançait un appel à s’engager dans le travail universitaire car la philosophie a une « grande responsabilité » qui consiste à « former la pensée et la culture ». Certaines difficultés peuvent être dépassées « par une formation philosophique et théologique intelligente, qui ne doit jamais être absente dans l’Église. (…) il m’a semblé urgent de rappeler par cette Encyclique le grand intérêt que l’Église accorde à la philosophie ». Il parle ainsi de « l’effort de la recherche » et des chercheurs qui font preuve de « courage ». Leur travail est une « tâche », une « lourde charge », un « devoir ». En ce sens, le travail de recherche, d’enseignement et de transmission est un service.

Le fidéisme

Jean-Paul II débutait Fides et ratio par la formule célèbre : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. » Or, Jean-François Colosimo faisait remarquer le 17 décembre 2021 dans Le Figaro que « le catholicisme français, traditionnellement intellectuel et social, a connu un tournant piétiste avec le mouvement charismatique venu d’outre-Atlantique ».

De ce point de vue, les catholiques français actuels sont exposés à plusieurs fragilités. D’une certaine manière, premièrement, ils rejoignent l’esprit du monde : ils cherchent une satisfaction et une efficacité immédiates, préfèrent l’évangélisation de rue (ce qui est évidemment très bien et à faire) à l’ascèse du travail de la pensée. Deuxièmement, il y a un risque réel de fidéisme, de la part des jeunes ou de certaines communautés nouvelles. Le fidéisme, qui participe de l’hypertrophie contemporaine de la subjectivité, est une sorte de mépris de la raison qui délaisse l’intelligence et la compréhension de la foi. Troisièmement, le risque du contre-témoignage. Tout chrétien qui cherche à unifier sa vie avec le Christ devrait tendre à avoir un niveau en catéchisme qui soit au moins équivalent à son niveau de responsabilité professionnelle.

Des gens diplômés

Les catholiques font souvent partie des gens diplômés. Un défaut de formation philosophique et théologique fait courir le risque de participer à des logiques, par exemple économiques, qui ne sont pas cohérentes avec la foi, d’autant plus à l’heure de l’écologie intégrale. Plus généralement, négliger la raison, c’est prendre le risque d’une paresse intellectuelle qui conduit à adhérer, y compris en dehors du domaine religieux, à des thèses bien éloignées du réel. Enfin, ces différentes faiblesses risquent de s’accentuer au fur et à mesure que le nombre de prêtres en Occident diminue au cours des prochaines décennies.

Sur les sujets de société actuels, l’Église détient bien sûr une expertise, mais qui est à creuser pour mieux comprendre le monde actuel et voir comment répondre à ses besoins. Sans recherche pour transmettre et « produire de la pensée », les réflexions des catholiques risquent fort de vite tourner en rond et de se retrouver à la traîne par rapport à l’évolution de la société. L’héritage des papes et des grandes figures de l’Église invite les catholiques à prendre au sérieux le travail de recherche et d’enseignement.

François Henry