Mal

Les lutins et la cigogne

Par le philosophe Rémi Brague, sur le site de la paroisse ND d’Auteuil

Où en sommes-nous ? En simplifiant beaucoup, je dirais : chaque siècle est dominé par un problème. Le XIXe siècle fut celui du Bien ; le XXe fut celui du Vrai ; le XXIe sera celui de l’Être.

Trois questions fondamentales

Ce qui a dominé le XIXe siècle était la question sociale. Le bien en Occident était la justice envers les défavorisés, le mal était l’exploitation et la misère. Dans les colonies, le mal était en outre l’inégalité entre colonisateurs et colonisés.

Au XXe siècle est entré en scène le Vrai, avec son contraire le Faux/Mensonger. La question dominante était les régimes idéologiques léniniste et nazi. Ils prétendaient se fonder sur la vérité de la science, biologie ou sociologie. Le mensonge classique masquait la vérité ; désormais, le mensonge idéologique prétendait la dévoiler. Le combat ne se livrait pas entre le bien et le mal, mais entre le véritable et le mensonger. L’objection au « socialisme  » n’était pas qu’il était mauvais, mais qu’il n’existait pas. Selon Soljénitsyne, la pire souffrance du régime idéologique, pire que la misère ou l’oppression, était d’être obligé à mentir ; la première condition pour se libérer était de refuser de mentir.

La question de l’être

Je dis donc : le XXIe siècle qui commence sera dominé par la question de l’Être. Bien sûr, le souci du bien, le devoir de dire la vérité, ne sont pas devenus inutiles. Ils subsisteront tant qu’il y aura du mal et du mensonge. La question sociale n’est pas résolue sans reste, mais elle s’est calmée ; la tentation idéologique n’a pas disparu, mais elle n’a plus le soutien d’États puissants. En revanche, l’époque actuelle a ajouté aux deux anciens problèmes une dimension de plus. Non pas un étage supplémentaire, mais plutôt un sous-sol.

Quels sont les problèmes fondamentaux de notre siècle ? Je me contenterai de nommer le problème central, puis d’en citer quelques versions. Le problème central n’est rien de moins que celui de l’existence de l’homme sur cette terre ; ses manifestations se sont mises en place successivement : environnement, arme atomique, démographie, biologie. Examinons-les tour à tour.

Depuis l’ère industrielle, l’humanité rejette des déchets dangereux. Elle détruit sans les remplacer des protections naturelles, menaçant ainsi le climat. Elle consomme des énergies qui ne se renouvellent pas et s’épuisent.

Depuis les années quarante, avec l’arme atomique, l’humanité peut se détruire de façon bruyante, brusque, active.
Depuis les années soixante, avec la pilule, l’humanité peut se détruire peu à peu par extinction, discrètement, passivement, sans peut-être même s’en rendre compte.

Depuis longtemps, l’espèce humaine rêve de se prendre en main, en éliminant les individus « défectueux « , puis en se redéfinissant elle-même selon un projet global. Depuis les années quatre-vingt, la biologie tente de lui en donner les moyens.

Le Nihilisme

Notre question fondamentale n’est donc plus celle du Bien ou du Mal, ni non plus celle du Vrai et du Faux ; c’est celle de l’Être et du Néant. Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, avait déjà prédit que le problème majeur des siècles suivants serait ce qu’il appelle le « nihilisme ». Quelle en est la question centrale ? Au début du XVIIIe siècle, Leibniz demandait : « pourquoi y a-t-il plutôt quelque chose que rien ? ». Question étrange. Le philosophe allemand l’expliquait en poursuivant : « car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose ». Leibniz n’avait pas besoin de comparer les deux et de faire valoir les droits ou les avantages du « Quelque chose ». Pour lui, il allait de soi que l’Être valait mieux que le Néant.

Cette évidence était très ancienne. Elle se trouve dans les deux sources de la culture européenne, grecque et biblique. Les philosophes grecs ont posé une équation : l’Être est bon, voire identique au Bien ; ou une inéquation : l’Être vaut mieux que le Néant. Dans la Bible, la même affirmation est implicite dans l’admiration du Créateur devant son œuvre achevée : ce qui était déjà « bon  » pris morceau par morceau, est, une fois envisagé dans sa totalité, « très bon » (Genèse 1,31).

Or, tout se passe comme si cette évidence nous avait abandonnés. Notre question n’est plus : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Elle est devenue : « faut-il vraiment qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? »

En effet, l’Être n’est plus considéré comme bon, mais tout au plus comme neutre, voire parfois comme mauvais. Le nihilisme en tire les conséquences et vise à la destruction de ce qu’il considère comme indigne d’être. Bien sûr, il épargne le présent, tout simplement parce que c’est là que nous vivons. Il cherche à détruire avant tout l’avenir. On le voit à propos de deux groupes de questions : la démographie et l’écologie.

L’avenir est actuellement l’objet d’un désir obstiné de ne pas savoir. Pour arrêter toute spéculation à long terme, on cite Lord Keynes : « this long run is a misleading guide to current affairs. In the long run we are all dead ». Échappatoire confortable pour s’épargner une réflexion sur ce que nous pourrions faire maintenant afin que d’autres que nous puissent plus tard vivre bien, et, déjà, vivre tout court.

Nous croyons vivre un âge « éclairé » et « incrédule ». Toute « superstition » est non seulement une erreur, mais une faute de goût. En réalité, notre pratique le montre à l’évidence, nous autres « adultes », gens « à qui on ne la fait pas », entretenons les mêmes illusions que les enfants : nous croyons à ces gentils petits lutins qui, la nuit, nettoient la nature que nos usines ont empoisonnée pendant la journée ; nous croyons à la cigogne qui nous apportera les bébés que nous avons empêchés de naître.

L’antidote

Les chrétiens disposent d’antidotes précieux contre le nihilisme. Les problèmes écologiques et démographiques sont complexes, et sont dus à de multiples causes, économiques, politiques, psychologiques, etc. Leur foi ne donne aux chrétiens aucune compétence spéciale pour en parler, encore moins pour les résoudre.

Mais les chrétiens sont peut-être les seuls à pouvoir, de façon responsable, défendre la vie. Pour le faire, il faut en effet, en dernière analyse, oser dire que la vie est, en soi, un bien. Non pas qu’elle est « fun » – ce que je ne nie pas – mais qu’elle est bonne au sens le plus lourd du terme, qu’elle représente un bien tel qu’il n’est pas seulement agréable pour moi qui en jouis, mais qu’il mérite d’être transmis à d’autres. Or donc, les chrétiens croient :
– que le monde est créé par un Dieu bon, « généreux »,
– qu’il est l’objet d’une providence qui ne remplace pas la liberté, mais donne à chaque créature ce qu’il lui faut pour vouloir librement ce qui est bien pour elle, et
– en particulier que la liberté de l’homme, blessée par le péché, a été rachetée par un Dieu d’amour.

De la sorte, l’Église est peut-être la seule institution qui dispose, théoriquement et pratiquement, du minimum de métaphysique qu’il faut à l’homme pour qu’il puisse survivre au nihilisme.

Rémi Brague