Extrait d’un article du P. Bernard Pottier, s.j., Depuis quand l’être humain est-il une personne ?, dans la revue Communio, tome 41, 2016/4. Il faut se reporter à l’article entier (pp. 107-122).
Le niveau du corps est facile à comprendre, pourrait-on dire naïvement. C’est là qu’intervient le médecin lorsqu’il y a un problème.
Le niveau psychique est traversé horizontalement, dans notre schéma, par une ligne qui sépare l’inconscient du conscient. L’inconscient est la partie du psychique qui est comme cachée dans le corps, et qui échappe à la lumière de l’intelligence. Le conscient est le psychique lorsqu’il émerge de ses liens avec le corps et se dirige de plus en plus vers la lumière de l’intelligence et de la volonté, pour agir avec plus de liberté. Pour la psychanalyse, l’inconscient contient ce qui est refoulé : la conscience refoule et censure ce qu’elle juge mal.
Le psychisme est toute cette réalité psychosomatique faite d’émotions, de sentiments, d’affectivité, et qui constitue un énorme dynamisme vital en nous. Comme tel, il n’est pas rationnel, mais la raison peut évidemment l’explorer et le maîtriser en partie. Lorsque quelque chose ne va pas à ce niveau du psychisme, on fait appel à un psychothérapeute. Freud et la psychanalyse essaient de mettre à notre disposition des moyens pour connaître cette partie du psychisme qui est inconsciente et donc irrationnelle au sens courant, que la raison ne peut investiguer par des moyens purement rationnels-philosophiques. En général, les scientifiques des sciences humaines (pas seulement les psychologues, mais aussi les sociologues, les historiens, les linguistes, etc.) sont familiers de ce niveau, car l’objet de leur science humaine inclut une partie importante d’inconscient. À ce niveau du corps et du psychisme, nous sommes certainement encore dans le pré-personnel.
Le troisième niveau, que nous appelons rationnel, est celui de la raison à la fois théorique et pratique, c’est-à-dire l’intelligence et la volonté. C’est à ce niveau surtout que travaillent les scientifiques des sciences exactes, les philosophes, etc. C’est à ce niveau également qu’on fait appel lorsqu’on décrit l’homme comme un animal rationnel : animal évoque le corps et peut-être même le psychisme dans sa partie inconsciente, tandis que l’adjectif rationnel évoque cette raison théorique et pratique, que sont l’intelligence et la volonté.
La perception du niveau spirituel est capitale. L’esprit est cette faculté supérieure, cette instance en l’homme, qui est ouverte par en haut à la grâce et qui est le lieu où Dieu descend pour entrer en dialogue avec nous. C’est là que l’Esprit Saint parle à notre esprit pour nous communiquer la vie divine. Paul écrit : « L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour témoigner que nous sommes enfants de Dieu et il nous fait crier ABBA, Père » (voir Romains 8, 15-16 ; voir aussi Galates 4, 6). L’esprit est le lieu où l’homme perçoit la transcendance. En général, il le fait en étant croyant ou religieux.
Mais il se pourrait que certains soient des spiritualistes, sans adhérer à aucune religion. Ils sont cependant plus que des matérialistes ou des rationalistes. On pourrait dire que le rationaliste pur, celui qui dénie à l’homme le rapport à aucune transcendance, considère l’homme comme constitué seulement des trois niveaux anthropologiques précédents. On pourrait thématiser cette différence en disant que pour les uns, la définition de l’homme comme animal rationnel s’arrête là, tandis que pour les autres, cette définition pourrait aller jusqu’à dire que l’homme est un animal spirituel ou un être spirituel. « L’esprit (pneuma), ou autrement dit ici Dieu ou l’Esprit saint, n’est ni tout entier inscrit à l’intérieur de l’homme dans une visée purement intrinséciste (Lubac, Sesboüé), ni totalement venu de l’extérieur dans une perspective unilatéralement extrinséciste (Fantino) ».
Cette quadripartition se rencontre dans les propos des conférenciers les plus variés et sous la plume de beaucoup d’auteurs. […] L’être humain est cependant un, contre tout dualisme ou partitionisme ; la division proposée ne suggère nullement que l’homme est composé de quatre facultés étanches, ou reliées de manière mécanique. L’homme est un, et plus il est unifié, plus il est lui-même, sain de corps et d’esprit, équilibré et heureux.
Il peut cependant être envisagé à ces quatre niveaux qui s’influencent mutuellement, de bas en haut et de haut en bas. À chacun de ces niveaux, une même réalité humaine peut être appréhendée, comme le souvenir par exemple. Chaque niveau anthropologique intègre et approfondit le précédent, si l’on considère le corps comme le premier niveau. Il n’y a pas de psychisme sans qu’il y ait un corps vivant à sa base. Il n’y a pas d’intelligence qui ne s’enracine dans un psychisme. Il n’y a pas d’esprit ni de spiritualité qui ne s’enracinent à la fois dans le corps, dans le psychisme et dans l’intelligence. La base est large tandis que le niveau spirituel, le plus élevé, est aussi le plus ténu. Mais il a besoin de tous les niveaux précédents pour être ce qu’il est.
Si quelque chose se passe à un certain niveau, il y a des retentissements à tous les autres niveaux. Si le corps est malade, l’intelligence peut en être troublée ; fatigue ou drogues altèrent la puissance, la forme, la tonalité de la pensée. Si le psychisme dysfonctionne, la rationalité peut en être perturbée, et a fortiori la spiritualité (problèmes de concentration, de motivation). Il y a donc certainement, dans le schéma ci-dessus, une influence de bas en haut, mais il n’est pas interdit de penser qu’il y a aussi une influence du haut vers le bas.
[…] Cette vision permet d’affiner bien des distinctions où souvent l’on se perd. Par exemple, qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le mal pour l’être humain ? Au niveau biologique, le bien, c’est la vie et la santé, tandis que le mal, est la maladie et la mort. Au niveau psychique, le bien se résume à un certain bien-être, tandis que le mal pourrait se définir comme un dysfonctionnement intérieur (angoisse, répétition qui tourne en rond, conflit intérieur, manque de créativité) qui n’est pas seulement physique, mais échappe à la volonté et à l’intelligence. Au niveau rationnel, le bien, c’est la vérité et le bien moral tels que les définissent les philosophes, tandis que le mal, est l’erreur, la faute, le mensonge. Le philosophe moraliste peut définir ce qu’est la faute de l’homme, sans utiliser le concept de péché, car la conscience morale existe sans la foi : elle est une instance présente dans sa nature rationnelle. Si l’on passe au niveau strictement spirituel et religieux, celui de la foi en l’Esprit Saint qui parle à notre esprit, alors le bien, c’est d’abord l’amour tel que Jésus nous l’a enseigné : donner humblement sa vie pour ses amis (kénose) ; tandis que le mal, c’est le péché, celui-ci étant formellement différent de la faute, car le péché est un concept théologique, et non pas un concept rationnel et philosophique comme la faute.
Notre schéma permet aussi de distinguer dans l’amour différentes manières d’aimer, selon qu’on se trouve davantage à un niveau ou à un autre. Nous les désignons selon les quatre mots grecs agapè, philia, éros et storgè. Bien sûr, l’être humain est un, et les niveaux supérieurs intègrent les niveaux inférieurs sans les supprimer, en les subsumant, en les sublimant, dirions-nous en psychologie.
Commençons cette fois-ci par le dessus de la pyramide. L’Amour au niveau de l’esprit, c’est l’Agapê, telle que Jésus nous l’a montrée et telle que saint Paul l’a chantée dans son hymne à la charité (1 Corinthiens 13). Au niveau rationnel, on pourrait parler de l’amitié, de la philia telle que les philosophes l’ont définie, comme une recherche commune de la vertu et de la vérité. Au niveau du psychisme, l’amour dévoile sa composante pulsionnelle et érotique, c’est l’ éros pré-personnel. Mais on trouve déjà une forme d’amour au niveau strictement physique, dans l’instinct parental, surtout dans l’instinct maternel, même chez les animaux. Le mot grec storgè désigne cette sorte d’instinct de conservation individuel et générique, affection quasi physique des liens de parenté et de fraternité.
Le P. Pottier a écrit, avec Mme D. Struyf, psychiatre, Psychologie et spiritualité. Enjeux pastoraux. Lessius, 2012. Il est membre de la Commission théologique Internationale à Rome depuis 2014.