Petite histoire de la conscience nationale ukrainienne

Antoine Arjakovsky,

L’ŒUVRE D’ORIENT, BULLETIN N° 811, AVRIL 2023

Malgré les invasions et les occupations subies depuis le XIIIe siècle, la conscience nationale ukrainienne, née en 988, s'est développée au gré des vicissitudes jusqu'à sa reconnaissance par les nations européennes.

Le baptême en 988 de Volodymyr (Vladimir/Valdamar) (958-1015), grand prince de la Rous’ de Kyiv, et de tout son peuple dans les eaux du Dniepr représente une date symbolique marquant l’entrée de la Rous’ dans l’histoire de la conscience européenne. Anne de Kyiv, la petite-fille de Volodymyr et la fille du grand prince Iaroslav le Sage, épousa à Reims le roi Henri I, et devint à sa mort la reine des Francs de 1051 à 1060. Au XIIIe siècle, le puissant État de la Rous’ de Kyiv, qui s’étendait de la cité de Novgorod à celle de Chersonèse en Crimée, fut brisé par l’invasion tatare. Comme l’ont très bien raconté les historiens russes et ukrainiens contemporains Andréi Zoubov et Arkady Joukovsky, les nations russe, bélarusse et ukrainienne sont apparues progressivement aux XVe-XVIe siècles comme trois réponses distinctes à cette invasion. 1

L’invasion des Tatars, dans les années 1240, suscita en effet des réactions différentes de la part des principautés roussynes. L’attitude d’ouverture à l’Europe catholique du prince de Kyiv Daniel (Danylo) de Galicie (1201-1264) et sa lutte contre l’envahisseur tatar permirent d’arrêter l’avancée du Khan* Baty mais conduisit aussi à la lente absorption de la Galicie et de la Volhynie par la Pologne et la Lituanie entre 1240 et 1362. Le nom de« Rus inférieure», mikra Rosia, (par opposition à celui de « Rus supérieure », makra Rosia qui désignait la Moscovie), fut alors donné à ces régions à l’ouest du Dniepr par les Byzantins en 1303 à l’occasion de la refondation du siège métropolitain de Kyiv en Galicie et Volhynie. 2

La Moscovie, mais aussi Tver et Toula, entrèrent sous la domination directe des Tatars jusqu’en 1480 en raison du choix de collaboration avec les Tatars effectué au XIII• siècle par un autre prince de Kyiv, Alexandre de la Néva. Sur un plan ecclésial, le moine Pierre de Volhynie fit le même choix. Alors qu’il se trouvait à Vladimir, il fut désigné, en 1308, par le patriarche de Constantinople, métropolite* de Kyiv. Mais il fit le choix de résider à Moscou à partir de 1325. Il devint ainsi le premier métropolite de Kyiv et de toute la Rous’ à résider à Moscou. On compta alors deux sièges métropolitains se présentant comme héritiers de l’Église de Kyiv.

Malgré les différences de traitement et de durée d’occupation du pouvoir mongol, il subsista jusqu’au XVIIe siècle sur les terres de la Rous’ une conscience partagée d’appartenir au même espace-temps politique et théologique. Les boyards et les évêques orthodoxes moscovites envisagent encore en 1610 que Ladislas, un prince polono-lituanien, reçoive le trône de Moscou à condition cependant de sa conversion à l’orthodoxie.

De l’indépendance religieuse …

Car une deuxième rupture, importante, s’était produite au XV• siècle. À Kyiv, sous domination polonaise, l’Église locale accepta le concile de réunification des Églises à Florence (1439). Tandis qu’à Moscou, en 1440, le métropolite Isidore de Kyiv fut jeté en prison pour avoir signé l’accord de réconciliation avec Rome. Le choix des Russyn du Nord était de s’émanciper des Grecs pour construire leur propre Église, seule capable de fonder leur identité nationale spécifique. C’est pourquoi, sous la pression du Grand prince Basile, l’Église de

Moscou se déclara autocéphale en 1448. À partir de 1453, date de la chute de Byzance, la seconde Rome, cette conscience roussyne se fractionna en trois, celle de la Rous’ moscovite et autocratique, celle de la Rous’ lithua­nienne puis polono-lithuanienne et aristocratique, enfin celle de la Rous’ cosaque, moins développée et organisée mais plus démocratique, partagée par les habitants s’étant fixés au sud, le long du Dniepr et du Don.

Encore en 1630 le métropolite orthodoxe de Kyiv, Pierre Mohyla, signait une Confession de foi qui se voulait fidèle à l’union du concile de Florence de 1439. Mais après le Traité de Pereiaslav de 1654, et surtout après l’occupation de Kyiv par l’armée russe en 1686, le métropolite de Kyiv, dont l’Église mère était pourtant Byzance, fut désigné par le patriarche de Moscou ( avec un accord du patriarche de Constantinople conditionné à la reconnaissance de son siège comme primus inter pares). Après la victoire de Pierre le Grand, le 27 juin 1709 à Poltava, contre l’armée de Charles XII de Suède unie aux Cosaques de Mazeppa, la conscience nationale ukrainienne, qui ne rêvait que d’indépendance à l’égard de ses voisins du Nord, de l’Ouest et du Sud, dût se soumettre pendant près de trois siècles à la conscience nationale russe qui, quant à elle, ne rêvait que d’empire.

à la reconnaissance d’une identité propre

Malgré cette situation d’infériorité de la conscience nationale ukrainienne, son identité propre fut clairement reconnue à l’époque moderne par un certain nombre d’Européens et notamment par deux français. Dès le XVIIe siècle en effet, un ingénieur français en mission auprès du roi de Pologne, Guillaume Le Vasseur de Beauplan, rédigea la première « Description d’Ukranie » et publia la première carte d’Ukraine en 1648.3 Au siècle suivant, c’est Voltaire, dans son Histoire de Charles XII, qui écrivait en 1727 : « L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ».4

La domination coloniale de l’Empire russe sur l’Ukraine se renforça cependant, surtout après la guerre de Crimée perdue pourtant en 1856 par le tsar russe Nicolas I contre les Français et les Anglais. À partir de cette date, les Russes occupèrent non seulement ce qu’ils appelaient « la petite Russie » mais aussi la presqu’île de Crimée.

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas affirmer comme l’a fait V. Poutine le 24 février que l’Ukraine n’aurait pas disposé de souveraineté avant 1922. Car, comme l’a montré l’historien russe Michel Heller dans son Histoire de la Russie et de son empire, il y a bien eu un État cosaque ukrainien dès le XVIIe siècle. En fait, il convient de bien comprendre que l’émergence de deux cristallisations identitaires russe et ukrainienne au cours des siècles a été contrariée et non pas favorisée par la création de l’Union soviétique en 1922. Malgré ce qu’a pu dire Vladimir Poutine pour justifier sa nouvelle invasion de l’Ukraine en 2022, l’Ukraine ne doit rien à Lénine. Au contraire, le bourreau des aspirations de l’Ukraine fut le premier secrétaire général du parti communiste.

L’indépendance dès 1918

Rappelons que les Ukrainiens créèrent, dès le 17 mars 1917, la Rada centrale dont Mykhaïlo Hrouchevsky devint président le 27 mars et le resta jusqu’au 29 avril 1918. Le 20 novembre, la Rada centrale proclama la République populaire ukrainienne, reconnue par la France et la Grande-­Bretagne en janvier 1918, et déclara son indépendance le 22 janvier 1918. C’est l’offensive des Bolchéviks qui contraignit le gouvernement ukrainien à quitter Kyiv en février 1918. Par la suite, le 18 mars 1921, le traité de paix de Riga, négocié par Lénine avec les Polonais, a permis à ces derniers de reporter loin vers l’Est la frontière orientale de leur pays et de mettre fin aux velléités d’indépendance de l’Ukraine occidentale. L’Ukraine a donc bien été proclamée indépendante par la 4° Assemblée universelle de la Rada, le 9 janvier 1918, immédiatement après la dissolution de l’Assemblée constituante par Lénine et Trotsky, aux travaux desquels les députés ukrainiens étaient prêts à prendre une part active. Ainsi donc Lénine a bien été l’une des causes de l’indépendance de l’Ukraine, mais en aucun cas son initiateur.

Comme le résume l’historien russe Andréi Zoubov, « l’Ukraine est devenue indépendante en janvier 1918 en conséquence des actions de Lénine, mais non pas grâce à Lénine ». Ajoutons à cela que les Ukrainiens ont été les premières victimes du pacte Molotov­ Ribbentrop puisque, selon les protocoles secrets, Staline et Hitler ont convenu le 24 août 1939 de se partager les terres de sang qui figuraient entre leurs empires, à commencer par la Galicie qui fut sauvagement occupée par l’armée soviétique dès le mois de septembre 1939. Ceci permet de comprendre pourquoi, dans un premier temps, les Galiciens ont accueilli en libérateurs la Wehrmacht en juin 1941 avant de rapidement déchanter au bout de quelques mois. On saisit également pourquoi l’Ukraine a contribué à libérer l’Europe du nazisme en tant que république soviétique. Pourtant la nation ukrainienne, aspirant à retrouver sa liberté, vota par référendum son indépendance le 1er décembre 1991, précipitant ainsi la dislocation de l’URSS le 26 décembre.


1- Cf aussi Andreas Kappeler, Petite histoire de l’Ulmzine, Paris IES, 1997.

2 – Cette distinction géographique fut reprise par la papauté à partir de 1448.

3 – G. Le Vasseur de Beauplan, Description d’Ukranie, Paris, L’Harmattan, 2002.

4- Voltaire, Histoire de Charles XII, [1727], La Hen­riade, divers autres poèmes (Genève, Cramer et Bardin, 1775), tome 21, livre 4.


REPÈRES UKRAINE Quelques dates

  • 988 : baptême de Volodymyr
  • 1240 : invasion des Tatars
  • 1439 : concile de Florence
  • 1453: chute de Byzance
  • 1648 : 1ère carte de l’Ukraine
  • 1918: 1ère proclamation d’indépendance
  • 1939 : pacte Molotov
  • 1991: Indépendance de l’Ukraine