De tout temps l’homme a été affronté au mystère de la mort. Jamais peut-être n’a-t-il été autant qu’aujourd’hui désorienté par cette réalité qui fait pourtant partie de sa condition. De multiples progrès ont permit de prévenir ou de guérir les maladies autrefois fatales. Simultanément des changements socioculturels et les impératifs d’une médecine technicisée ont fait que la mort n’est généralement plus «un événement social, hautement ritualisé, intégré dans la vie quotidienne des familles et des communautés humaines»(1). Cette perte de l’expérience de proximité avec la mort est une des causes «d’une banalisation de la vie quotidienne qui perd en sérieux et en profondeur» (2). Elle contribue à renforcer peurs et angoisse, à propos de la manière dont se déroulera, pour chacun, la fin de sa vie. Certains en viennent à penser qu’un abrègement de cette phase terminale de l’existence, une mort accélérée procurée de la main même de ceux qui ont pour fonctions de soigner, seraient parfois préférables et représenteraient même un geste d’humanité; une telle conviction tend à se répandre. Nous sommes conscients de la gravité, pour notre société, du débat ainsi engagé. Par son attitude envers la mort et les mourants, l’homme exprime le sens qu’il reconnaît à sa vie, il témoigne de son acceptation ou de son refus de reconnaître à tout être humain une grandeur et une dignité inaliénables, quels que soient les déficits corporels ou mentaux dont il est affligé.
Nous sommes aussi conscients de la complexité de nombreuses situations et de la difficulté de certaines questions. Entre les ressources d’une médecine « infatigablement créatrice» (3), il est devenu nécessaire :de choisir celles qui correspondent au bien de la personne soignée. Il s’agit de trouver les voies d’une véritable sagesse. Nous invitons donc tous ceux qui ont une part de responsabilité en ce domaine à approfondir leur réflexion sur le juste emploi des moyens médicaux. Nous nous sentons tenus de notre côté de faire part des conclusions auxquelles nous a conduits une réflexion menée de longue date à l’intérieur de l’Eglise catholique.
L’usage proportionné des moyens thérapeutiques
Autant aujourd’hui on attend beaucoup des ressources de la médecine, notamment la guérison en cas de maladie, autant on craint d’être soumis contre sa volonté à un inutile «acharnement thérapeutique». Nous connaissons la difficulté des décisions en un tel domaine, mais nous jugeons important de rappeler la position de notre Eglise : Tout homme «a le droit et a le devoir, en cas de maladie grave, de (recevoir) les soins nécessaires pour conserver la vie et la santé» (4). Mais un tel devoir n’implique pas pour lui le recours à des moyens thérapeutiques inutiles, disproportionnés (5) ou imposant une charge qu’il jugerait extrême pour lui-même ou pour autrui (6). Il en va de même pour ceux qui doivent décider au nom d’un malade devenu incapable d’exprimer sa volonté. «On appréciera les moyens (médicaux) en mettant en rapport le genre de thérapeutique à utiliser, son degré de complexité ou de risque, son coût, les possibilités de son emploi, avec le résultat qu’on peut en attendre, compte tenu de l’état du malade et de ses ressources physiques et morale »‘ (7). Il est légitime de s’abstenir des traitements qui apporteraient peu de bénéfices au regard des désagréments, des contraintes, des effets nocifs ou des privations qu’ils entraîneraient. On pourra interrompre ces traitements lorsque les résultats en seront décevants. Un juste respect de la vie humaine n’exige pas davantage. Une véritable préoccupation du bien des grands malades parvenus au terme de leur vie conduit à donner une place importante, et souvent même la priorité à d’autres formes d’assistance.
Le soulagement de la douleur
L’homme d’aujourd’hui redoute d’autant plus une fin de vie indûment prolongée qu’il craint qu’elle soit rendue très pénible par des douleurs intenses et persistantes. Nous entendons dire que l’Eglise catholique soulèverait des objections vis-à-vis du soulagement de telles douleurs, Nous nous élevons contre cette affirmation et tenons à rappeler que notre Eglise invite depuis longtemps à l’emploi, daris cette situation, de traitements antalgiques appropriés. Si elles ne sont pas soulagées, ces douleurs peuvent en effet avoir des effets très néfastes. Le plus souvent, elles écrasent la personne qui les subit, l’enferment en elle-même, rompent sa communication avec autrui et détruisent en elle tout dynamisme psychique et spirituel, au point même, semble-t-il, de contribuer à précipiter la mort (8). Fréquemment, «elles aggravent l’état de faiblesse et d’épuisement physique, entravent l’élan de l’âme et minent les forces morales» (9). Le soulagement de ces douleurs procure une détente corporelle et psychique, aide le malade à retrouver le désir de vivre encore, permet le rétablissement d’une communication avec autrui et facilite, chez les croyants, la prière et la remise de soi entre les mains de Dieu(10). Cela conduisait le pape Pie XII, en 1957, à prendre très nettement position à propos de l’utilisation des traitements antalgiques connus de son temps. Malgré l’image très négative qu’on avait alors des «narcotiques », il recommandait leur usage, à défaut d’autres moyens efficaces, s’il y avait à cela une indication médicale sérieuse (11). Le même enseignement a été rappelé en 1980 (12). En 1984, le pape Jean-Paul Il, commentant la parabole du Bon Samaritain, invitait «à agir concrètement et à porter secours à l’homme blessé» (13). «Tout homme qui porte secours à des souffrances, de quelque nature qu’elles soient, ajoutait-il, est un Bon Samaritain. Secours efficace, si possible. Ce faisant, il y met tout son coeur mais il n’épargne pas non plus les moyens d’ordre matériel» (14). Ces appels répétés à la recherche de moyens efficaces pour combattre la douleur de la fin de vie n’ont, semble-t-il, pas été toujours entendus, même par des catholiques. Il est vrai que, pendant longtemps, l’emploi des médications agissant sur les douleurs intenses semblait se heurter à de graves objections d’ordre médical, Ont donc été des bienfaiteurs de l’humanité les médecins et chercheurs qui, depuis 25 ans, s’évertuent à trouver de nouveaux antalgiques et de nouveaux modes d’administration et qui sont parvenus non seulement à soulager mais même à prévenir la plupart des douleurs intenses de la fin de vie, en évitant les graves conséquences jusqu’alors redoutées. Nous apportons notre plus ferme soutien et nos encouragements les plus sincères à toux ceux qui développent actuellement les «Soins Palliatifs». Par ce terme, nous entendons les méthodes de soin et de traitement de la douleur et des autres sources d’inconfort mises au point d’abord dans des institutions britanniques et tout spécialement dans le bien connu Saint~Christopher’s Hospice (15). Ces méthodes ont été adoptées dans de nombreux pays, américains et européens, sous l’impulsion de personnalités anglicanes, protestantes, catholiques, juives et de bien d’autres, appartenant ou non à une confession religieuse. Par leurs compétences et capacités, médicales et humaines, elles out rendu d’éminents services à ceux qui souffrent; nous ne pouvons nous dispenser de leur adresser des paroles de profonde reconnaissance (16). Nous nous réjouissons de ce que les Pouvoirs publics français aient encouragé le développement de telles méthodes de soin. Nous jugeons qu’un tel effort doit être poursuivi, non seulement pour apaiser des peurs présentes chez nos contemporains, mais aussi parce que tout homme qui souffre invite à une compassion active et efficace. Il reste beaucoup à faire dans notre pays, notamment en ce qui concerne la formation des membres des professions de santé, pour que tous les malades en fin de vie reçoivent des soins appropriés. Cela revêt même un caractère d’urgence : tout retard sera source de souffrances pour de nombreux malades.
L’accompagnement des grands malades
La souffrance de ceux qui s’approchent de leur mort ne se limite cependant pas aux douleurs physiques. Etre atteint d’une maladie grave, c’est devenir soumis à la rude épreuve de la défaillance du corps, de la perte des capacités physiques et même mentales, de la dépendance envers autrui. Mourir implique un douloureux travail de dessaisissement de soi, d’arrachement à ce qui composait l’existence concrète, de séparation d’avec ceux qu’on aime; c’est être affronté à la perspective de l’ultime passage. Cela peut devenir source de détresse; et même de désespoir, si aucun soutien n’est apporté à ceux qui traversent une telle crise. Chez les croyants, la foi en un Dieu d’amour et d’espérance de la résurrection ne préserve pas de ces souffrances. La Bible elle-même est pleine de la clameur et des supplications de ceux qui passent par une telle épreuve. Nombreux, surtout depuis quelques années, sont ceux, parents ou amis de malades, soignants, psychologues, volontaires appartenant à diverses associations, aumôniers et membres d’équipes d’aumônerie, qui ont essayé de se tenir proches de ceux qui souffrent ainsi, de les comprendre et d’adoucir leurs peines. Ils ont découvert l’importance d’une présence discrète et attentive, quel que soit le degré de lucidité du malade. Ils ont constaté qu’une attitude d’écoute et de compréhension permet bien souvent à ceux qui sont restés conscients et capables de s’exprimer, de dire leurs sentiments, peurs et désirs, de sortir ainsi de la solitude, de trouver un apaisement à leur angoisse. Certains parviennent à faire un bilan de leur existence passée, à en découvrir les lignes de force, à achever de lire le livre de leur vie. Cette forme de communication est désirée par bien des mourants et peut atteindre une grande densité. Ainsi soutenus, de grands malades font l’expérience, humaine et religieuse, de la réconciliation, qui leur permet de s’accepter eux-mêmes, avec leur vie concrète telle qu’elle a été, et qui leur ouvre de nouvelles possibilités pour les jours qu’il leur reste à vivre (17). Une telle présence auprès de ceux qui vont mourir est aujourd’hui dénommée «accompagnement» (18). Elle est inséparable de faction plus spécifiquement médicale évoquée plus haut (19). De nombreux hommes et femmes y consacrent une part notable de leur temps et de leurs ressources morales et spirituelles. Ce mouvement revêt une importance indéniable: il représente une forme inestimable de solidarité, il contribue aussi à réintroduire dans la société une certaine familiarité avec la mort. Croyants et incroyants s’y côtoient, essayant d’apporter le meilleur d’eux-mêmes. Nous nous permettons, en témoins de l’Evangile, d’exprimer la portée symbolique que nous lisons dans cette présence solidaire et désintéressée ; Grâce à une telle assistance, des mourants peuvent pressentir obscurément, et même expérimenter, la mystérieuse présence à leurs côtés de Dieu lui-même (20), de ce Dieu que nous croyons accompagner l’homme et rester avec lui tous les jours dans la traversée de sa vie, de ce Dieu qui a voulu que l’être humain soit son image sur terre. Peut agir ainsi à la ressemblance de Dieu tout homme, toute femme, quelles que soient ses convictions personnelles. Nous tirons cette affirmation de la Révélation chrétienne (cf. Gn 1,26). Chaque malade a cependant droit aux secours spécifiques que seuls peuvent lui apporter des membres de son Eglise ou de sa confession religieuse. Il est essentiel que la liberté de tous soit respectée et que chacun reçoive le soutien spirituel et religieux auquel il aspire. Tout catholique doit bénéficier de la possibilité de recevoir les sacrements qui, dons de Dieu, lui procureront la force de traverser l’épreuve de sa souffrance ; ils renforceront sa foi dans le Fils de Dieu qui, l’unissant à sa passion et à sa mort, lui promet d’avoir part à sa résurrection.
Les situations difficiles
Tous ces efforts, déjà largement déployés en France et encore bien insuffisants, représentent une forme légitime et nécessaire d’humanisation de la mort. Ils ne suppriment pas toute souffrance, car ce n’est pas à la portée de l’homme. Sur ce point, il importe de renoncer aux illusions trompeuses. Mais bien des malades, ainsi soignés et accompagnés ont eu le temps de témoigner de l’aide reçue et de leur reconnaissance. Des familles ont porté le même témoignage. Déclaration du Conseil permanent {23 septembre 1991) 4 Demeurent cependant en fin de vie, et demeureront sans doute toujours, des situations de détresse, de douleurs ou d’autres symptômes mal soulagés, d’anxiété, d’agitation et d’angoisse. Il s’agit alors de faire preuve de beaucoup d’attention et de créativité, de manière à tenter d’adoucir cette épreuve. Une question est souvent posée, notamment par des soignants. Ils demandent s’il est légitime, dans de tels cas, et lorsque la mort est proche, de plonger le malade dans un sommeil artificiel Voici notre position. Depuis toujours, l’Eglise catholique a accordé une grande importance aux pensées et aux actes de l’être humain parvenu à proximité de sa mort. L’expérience acquise par ceux qui ont accompagné de grands malades, renforce cette conviction. Les derniers moments peuvent être l’occasion de sentiments, de paroles, ou d’autres formes de communication; de décisions, importants pour le mourant et son entourage. Beaucoup souhaitent la présence de proches, d’amis, de membres de leur communauté religieuse ; certains veulent garder la possibilité de prononcer une !dernière prière, de recevoir une dernière fois un sacrement. «Les en frustrer répugne au sentiment chrétien, et même simplement humain» (21). Il ne faut donc pas, sans raisons graves, priver le mourant de sa lucidité et de sa conscience. Comme le disait le pape Pie XII, «l’anesthésie (c’est-à-dire la suppression de la sensibilité générale et de la conscience), employée à l’approche de la mort, dans le seul but d’éviter au malade une fin consciente, serait non plus une acquisition remarquable de la thérapeutique moderne, mais une pratique vraiment regrettable» (22). Il arrive cependant que des malades proches de leur fin soient écrasés par des souffrances physiques ou morales que personne n’arrive à atténuer qu’ils manifestent un désir de dormir et qu’ils jugent n’avoir plus à accomplir de tâches qui requerraient leur lucidité ;dans ces cas, et eux seuls, si l’on veille à continuer les soins nécessaires et si le maniement des diverses médications manifeste que l’on a pour unique objectif d’arracher ces malades au mal qui les accable et non pas de hâter ou de provoquer leur mort, alors nous jugeons qu’il est acceptable d’induire et de maintenir plus ou moins longtemps un sommeil artificiel (23). De telles décisions sont d’ailleurs exceptionnelles là où les malades sont bien soignés et accompagnés. Leur fréquente répétition dans une institution sanitaire serait sans doute le signe d’un manque grave dans l’accueil et dans l’organisation des soins. La recherche médicale doit être poursuivie, de manière à permettre d’éviter à l’avenir des décisions ressenties comme profondément insatisfaisantes par bien des soignants et des familles. Un soutien adéquat doit aussi être apporté aux équipes soignantes, spécialement à celles qui ont à remplir leur tâche dans des conditions particulièrement difficiles.
Le grand âge
Les débats actuellement les plus vifs, en France et en Europe, portent sur les décisions à prendre envers les personnes atteintes d’une maladie irrémédiablement mortelle à brève échéance. C’est pourquoi nous avons consacré à ce sujet de larges développements. Nous n’oublions cependant une autre source de graves préoccupations: le sort réservé aux personnes parvenues au grand âge.
Celui-ci est marqué, chez un nombre important de personnes par la perte l’autonomie physique, et également par des détériorations mentales graves. Une telle dépendance, dans notre culture actuelle, est source de souffrances importantes. Encore trop de maisons spécialisées dans l’accueil et le soin de ces vieillards sont des lieux de marginalisation et de solitude Cela contribue à renforcer des déficits déjà très importants. Or, nous pensons que l’attitude d’une société envers ses membres les plus âgées est un signe de son degré de civilisation. Nous ne pouvons que rappeler un des grands commandements de la Bible: «Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le eigneur, ton Dieu» (Ex 20,12). Si cet appel pressant avait été davantage entendu, l’homme moderne, dans les sociétés occidentales, craindrait moins le vieillissement. Tout progrès en ce domaine diminuera la crainte que chacun éprouve pour lui-même.
La tâche est considérable.
Nous tenons à rendre hommage aux familles, aux professionnels de la santé, aux administrateurs et aux membres de diverses associations qui ont eu à coeur d’améliorer les conditions de vie des personnes très âgées. Cet effort doit être poursuivi. Il s’agit d’inventer de nouvelles manières Déclaration du Conseil permanent {23 septembre 1991) 5 d’accueillir et de soigner ceux que l’âge met dans l’impossibilité de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, et d’apporter un soutien adéquat aux familles qui hébergent et soignent elles-mêmes des proches parents âgés.
La mort provoquée
Nous avons tracé les grandes lignes de ce qui nous apparaît comme la voie du respect de la personne humaine parvenue au terme de sa vie, et des exigences qu’elle comporte. Nous constatons qu’une autre voie est aujourd’hui proposée, avec une insistance grandissante: donner la mort à ceux qui estiment trop souffrir de douleur physique ou de souffrance morale due à une détérioration corporelle ou mentale. Cette proposition est faite au moment Où, inversement, dans les sociétés occidentales, se renforce la conscience de la gravité de toute mise à mort. Cette dernière intuition, de plus en plus répandue, est pour nous une conviction, appuyée sur toute la tradition chrétienne: l’homme n’a pas à provoquer délibérément la mort de son semblable; cela dépasse son pouvoir (24). « Tu ne tueras pas» (Ex 20, 13) demeure une exigence morale inéluctable, et, pour le croyant, un Commandement de Dieu. L’acceptation, plus même, la légitimation de l’euthanasie (25), ne seraient pas un progrès, mais une grave régression pour notre société. Il n’y a guère à ajouter à cela. Nous ferons cependant quelques remarques. «Admettre qu’on puisse donner la mort directement, même si le patient le demandait, détruirait la confiance indispensable aux relations humaines, celles du malade avec sa famille, celles du malade et de sa famille avec l’équipe soignante» (26). Déléguer ce rôle au corps médical lui donnerait, dans la société, un pouvoir exorbitant pu droit commun. La «mort douce» octroyée à quelques-uns pourrait devenir source d’une angoisse irrésistible pour beaucoup de malades. On tente parfois de légitimer l’euthanasie par la demande de celui qui souffre. Certes doit être écoutée la personne qui s’exprime ainsi. Il est capital de mieux percevoir sa souffrance, son désespoir, son sentiment d’avoir perdu toute valeur, pour mieux la soulager, pour lui témoigner l’attachement qu’on a pour elle, pour la rattacher ainsi au monde des vivants. Beaucoup le soulignent : la plupart des demandes d’euthanasie sont des interrogations sur l’estime portée par autrui, et des requêtes d’amour (27). Notre société répondra-t-elle par un geste de mort? La mort provoquée ne représenterait-elle pas cependant dans certains cas un acte de pitié ? Nous avons été témoins de l’épreuve et des interrogations angoissées de familles et de soignants, et nous savons qu’elles peuvent susciter l’idée et le désir d’abréger à tout prix la souffrance d’un mourant. De telles situations sont largement exploitées pour alimenter des campagnes d’opinions. La pitié est un sentiment humain très profond qui témoigne de l’attention et de la sensibilité à la souffrance d’autrui ; mais elle peut prendre différentes formes. La pitié, telle qu’elle est aujourd’hui comprise par certains, se laisse envahir par le mal d’autrui, au point de ne plus voir que lui. La vraie pitié, celle qui mérite le nom de compassion (28hest espoir de communion avec la personneéprouvée, au risque de la souffrance due à une telle proximité. Certains se laissent ébranler par les changements survenus chez autrui, qui portent atteinte à son image et le défigurent. L’homme compatissant cherche, quelles que soient les apparences, la grandeur de celui ou celle qui a été et qui reste un frère ou une soeur en humanité, un fils ou une fille de Dieu. Certains, mus par une forme de pitié, en viennent à dire que l’existence d’autrui n’est plus humaine, comparable à la nôtre. L’homme compatissant parvient à reconnaître l’humanité même sous des formes qu’il ne souhaite pas pour lui-même. La pitié, si elle désespère de la valeur d’autrui et de sa vie, se renie elle-même et peut devenir homicide. La pitié qui est vraiment compassion cherche humblement à aimer. Des professionnels de la santé, de proches parents même, en viennent parfois aujourd’hui à mettre un terme à la vie de telle personne qu’ils soignaient jusqu’alors. Pour la plupart ils disent avoir agi «en conscience». Ce n’est pas nous placer au-dessus d’eux que de faire les remarques suivantes. Se réclamer de sa propre conscience implique de reconnaître sa responsabilité, d’être prêt à répondre de ses intentions et de ses actes : devant soi-même, devant les hommes, selon les lois de son pays, en dernier ressort devant Dieu (29). D’autre part, spécialement dans des décisions aussi graves, chacun est tenu de s’interroger avec honnêteté et lucidité: Peut-il affirmer que sa conscience n’est pas émoussée ? A-t-il suffisamment réfléchi, pris conseil et essayé de se libérer de Déclaration du Conseil permanent {23 septembre 1991) 6 ce qui pourrait fausser son jugement ? L’homme est bien responsable devant sa conscience ; il est aussi responsable de sa conscience (30).Nous sommes fermement persuadés que la loi ne doit pas accepter, encore moins légitimer l’euthanasie. D’autres autorités morales portent le même jugement. Nous renvoyons à leurs déclarations (31).A ceux qui ont une responsabilité dans l’élaboration de la législation, nous ferons remarquer que s’ils désiraient faire place à quelques situations exceptionnelles vis-à-vis desquelles ils jugeraient que la loi doit faire silence, ils n’éviteraient pas des dérives allant beaucoup plus loin que ce qu’ils prévoyaient (32). Plus fondamentalement nous pensons que personne ne peut s’adjuger le droit de disposer de la vie d’un autre homme, ni octroyer ce droit sous peine de ruiner le fondement de l’ordre juridique (33). Le respect de l’homme proche de sa mort, même et surtout s’il désespère de lui-même et ne reconnaît plus de valeur à sa vie, passe par d’autres voies.
Un chemin de fraternité
Nous avons conscience qu’immense est la tâche à réaliser; cela représente pour notre société un véritable défi. Les membres des professions de santé sont en première ligne. Nous nous permettons de les inviter instamment à la poursuite et à l’approfondissement de leur réflexion éthique. Lourde est la charge qu’ils ont à porter. Cela doit être reconnu par ceux qui ont des responsabilités dans le domaine de la santé publique, avec toutes les conséquences qui en découlent, spécialement en ce qui concerne la formation, la détermination des effectifs et la nécessaire transformation des institutions sanitaires. Notre société a eu tendance à occulter la mort et à marginaliser les vieillards, les grands malades et les mourants. Mettre fin à cette exclusion exige que chacun, se situant dans la vérité de sa condition d’être humain, fasse une place dans sa vie à la perspective de sa propre mort. Les chrétiens ont une responsabilité particulière. Ils adhèrent, par la foi, au Christ qui a vaincu la mort et ouvert à l’humanité le passage vers une vie nouvelle, transfigurée (34). Qu’ils soient, dans le monde, des témoins de leur espérance. De tout temps les familles chrétiennes ont veillé à entourer de leur présence, fût-elle muette et désarmée, leurs proches parents au moment de leur départ. Cette tradition, plus que jamais, doit être maintenue, si nécessaire redécouverte. Nous adressons tous nos encouragements, et confirmons la mission qui leur a été confiée, aux membres d’équipes d’aumônerie catholique de malades, aux prêtres, aux religieuses. S’adonnant avec coeur à l’accompagnement des malades et de leurs familles, à la pastorale des derniers moments de la vie, ils portent un témoignage de foi et d’humanité qui est devenu aujourd’hui d’un très grand prix (35). La présence attentive auprès de celui qui s’en va est souvent, nous en sommes bien conscients, une expérience éprouvante. Ceux qui ont su dépasser leurs peurs et se rendre ainsi disponibles reconnaissent cependant qu’ils ont reçu plus qu’ils n’ont donné. De toute façon cette présence est une des formes les plus hautes de la fraternité humaine. A ceux qui ont su témoigner d’une véritable compassion envers ceux qui étaient en train de quitter tout ce qu’ils avaient et ceux qu’ils aimaient, nous pouvons, en témoins de l’Évangile, redire la parole même du Christ: «En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40).
Conseil Permanent des Évêques de France, 23 mai 1991