Une lettre apostolique du pape François, à l’occasion du 400° anniversaire de la mort de St François de Sales.
EXTRAIT : l’extase de la vie
Tout cela a conduit le saint évêque à considérer la vie chrétienne dans son ensemble comme « l’extase de l’œuvre et de la vie ». [46] Celle-ci ne doit cependant pas être confondue avec une fuite facile ou un retrait dans l’intimité, et encore moins avec une obéissance triste et grise. Nous savons que ce danger est toujours présent dans la vie de foi. En effet, « il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême sans Pâques. […] Je comprends les personnes qui deviennent tristes à cause des graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il faut permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une confiance secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis ». [47]
Permettre à la joie de s’éveiller est précisément ce que François de Sales exprime en décrivant « l’extase de l’œuvre et de la vie ». Grâce à elle, « nous vivons non seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c’est-à-dire une vie qui est de toute façon en dehors et au-dessus de notre condition naturelle ». [48] Nous nous trouvons ici dans les pages centrales et les plus lumineuses du Traité. L’extase est l’heureuse surabondance de la vie chrétienne, élevée bien au-dessus de la médiocrité de la simple observance : « Ne point dérober, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aimer et honorer son père, ne point tuer, c’est vivre selon la raison naturelle de l’homme. Mais quitter tous nos biens, aimer la pauvreté, l’appeler et tenir en qualité de très délicieuse maîtresse ; tenir les opprobres, mépris, abjections, persécutions, martyres, pour des félicités et béatitudes; se contenir dans les termes d’une absolue chasteté, et enfin vivre parmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde, et contre le courant du fleuve de cette vie par des ordinaires résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement, mais surhumainement; ce n’est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous. Et parce que nul ne peut sortir en cette façon au-dessus de soi-même, si le Père éternel ne le tire, partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle d’action et d’opération ». [49]
C’est une vie qui a retrouvé les sources de la joie, contre toute aridité, contre la tentation du repli sur soi. En effet, « le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie ». [50]
À la description de « l’extase de l’œuvre et de la vie », saint François ajoute, enfin, deux précisions importantes, également pour notre temps. La première concerne un critère efficace pour discerner la vérité de ce mode de vie. La seconde concerne la source profonde de celui-ci. En ce qui concerne le critère de discernement, il précise que, si cette extase implique une véritable sortie de soi, elle ne signifie pas pour autant un abandon de la vie. Il est important de ne jamais l’oublier, pour éviter de dangereuses déviations. En d’autres termes, celui qui prétend s’élever vers Dieu, mais ne vit pas la charité envers son prochain, se trompe lui-même et trompe les autres.
Nous retrouvons ici le même critère qu’il appliquait à la qualité de la vraie dévotion. « Quand on voit une personne qui en l’oraison a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n’a point d’extase en sa vie, c’est-à-dire ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, […] surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ses ravissements sont grandement douteux et périlleux ». Sa conclusion est très efficace : « Être au-dessus de soi-même en l’oraison et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation et bestial en la conversation […] est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et des tromperies du malin esprit ». [51] C’est, en substance, ce que Paul rappelait déjà aux Corinthiens dans l’hymne à la charité : « J’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien » (1 Co 13, 2-3).
Pour saint François de Sales, donc, la vie chrétienne n’est jamais sans extase et, cependant, l’extase n’est pas authentique sans la vie. En effet, la vie sans extase risque d’être réduite à une obéissance opaque, à un Évangile qui a oublié sa joie. Par contre, l’extase sans la vie s’expose facilement à l’illusion et à la tromperie du malin. Les grandes polarités de la vie chrétienne ne peuvent être résolues l’une dans l’autre. Au contraire, l’une maintient l’autre dans son authenticité. Ainsi, la vérité ne va pas sans la justice, la complaisance sans la responsabilité, la spontanéité sans la loi, et vice versa.
Quant à la source profonde de cette extase, il la relie judicieusement à l’amour manifesté par le Fils incarné. S’il est vrai, d’une part, que « l’amour est le premier acte et principe de notre vie dévote ou spirituelle, par lequel nous vivons, sentons et nous émouvons » et, d’autre part, que « notre vie spirituelle est telle que sont nos mouvements affectifs », il est clair qu’ « un cœur qui n’a point de mouvement et d’affection, n’a point d’amour », de même qu’ « un cœur qui a de l’amour n’est point sans mouvement affectif ». [52] Mais la source de cet amour qui attire le cœur est la vie de Jésus-Christ : « Rien ne presse tant le cœur de l’homme que l’amour », et le point culminant de cette pression est le fait que « Jésus-Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort ; nous ne vivons que parce qu’il est mort, il est mort pour nous, à nous et en nous ». [53]
Cette indication est émouvante, parce qu’elle révèle non seulement une vision éclairée et non évidente du rapport entre Dieu et l’homme, mais aussi le lien affectif étroit qui liait le saint évêque au Seigneur Jésus. La vérité de l’extase de la vie et de l’action n’est pas n’importe laquelle, mais c’est celle qui apparaît sous la forme de la charité du Christ, qui culmine sur la croix. Cet amour n’annule pas l’existence, mais la fait briller d’une qualité extraordinaire.
C’est pour cette raison que saint François de Sales utilise une très belle image pour décrire le Calvaire comme « le mont des amants ». [54] Là, et seulement là, on comprend qu’ « on ne peut avoir la vie sans l’amour, ni l’amour sans la mort du Rédempteur. Mais hors de là, tout est ou mort éternelle ou amour éternel, et toute la sagesse chrétienne consiste à bien choisir ». [55] Ainsi, il peut clore son Traité en renvoyant à la conclusion d’un discours de saint Augustin sur la charité : « Qu’y a-t-il de plus fidèle que la charité ? Fidèle non pas à l’éphémère mais à l’éternel. Elle supporte tout dans la vie présente, pour la raison qu’elle croit tout sur la vie future : elle supporte tout ce qui nous est donné à supporter ici, parce qu’elle espère tout ce qui lui est promis là-bas. A juste titre, elle n’a jamais de fin. Pratiquez donc la charité et portez, en la méditant saintement, les fruits de la justice. Et si vous trouvez d’autres choses à sa louange que je ne vous ai pas dites maintenant, que cela se voie dans votre manière de vivre ». [56]
Voilà ce qui ressort de la vie du saint évêque d’Annecy, et qui est livré, une fois encore, à chacun de nous. Que le quatrième Centenaire de sa naissance au Ciel nous aide à en faire une mémoire pieuse et que, par son intercession, le Seigneur déverse les dons de l’Esprit en abondance sur le chemin du peuple fidèle de Dieu.
[46] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 682.
[47] Exhort. ap. Evangelii gaudium (24 novembre 2013), n. 6 : AAS 105 (2013), pp. 1021-1022.
[48] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, pp. 682-683.
[49] Ibid., p. 683.
[50] Exhort. ap. Evangelii gaudium, n. 2: AAS 105 (2013), pp. 1019-1020.
[51] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, Paris 1969, p. 685.
[52] Ibid., p. 684.
[53] Ibid., pp. 687-688.
[54] Ibid., p. 971.
[55] Ibid.
[56] Discours, 350, 3 : PL 39, p. 1535.