(Mc 9, 30-37) Il n’est pas anodin de se rendre compte qu’entre la première annonce de la Passion que nous entendions dimanche dernier (8,31) et cette seconde annonce aujourd’hui (9,31), se trouvent placés deux épisodes : la Transfiguration, qui concerne plus la résurrection, comme si Jésus avait voulu adoucir la rudesse du cheminement. Mais aussi la délivrance d’un enfant sourd-muet, au milieu d’un groupe que Jésus taxe de « génération incroyante », jalon supplémentaire qui souligne l’incrédulité des disciples.
Le Fils de l’homme livré
Nous sommes en Galilée pour la dernière fois. Mais la traversée du territoire se fait dans le secret (« il ne voulait pas qu’on le sache », v. 30). Marc associe cette discrétion lors de la deuxième annonce de la Passion à des disciples qui demeurent encore dans l’incompréhension. Car il ne s’agit plus maintenant de comprendre que Jésus est le Messie, le Fils bien-aimé du Père, mais de saisir le sens de sa mort.
Cette fois-ci, Jésus met en avant sa livraison, (« Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes », v. 31), un terme qui annonce à mots couverts la trahison de Judas (3,19 ; 14,10.18.21.41.42 .44). Cependant, le temps du verbe livrer, au passif et au présent, peut suggérer l’action du Père qui livre, remet son fils dans les mains des hommes. La mission de Jésus et sa Passion sont également l’œuvre du Père, qui accorde un don destiné à l’humanité entière. Cette remise-là débouchera hélas sur l’arrestation de Jésus et sa mort, dont il sortira victorieux, trois jours après.
Les disciples embarrassés
D’une part, Jésus, enseigne les disciples seuls, au cours de cette traversée de la Galilée dont il souhaite qu’elle reste ignorée. D’autre part, l’annonce de sa Passion n’est pas entendue comme il se doit. Les disciples ne comprennent pas. Plus encore, ils sont dans un certain déni que souligne leur crainte d’interroger Jésus à ce propos. Ils se souviennent que Jésus s’était emporté contre Pierre (8,33), et sont peut-être vexés de n’avoir pas su guérir l’enfant sourd-muet… De plus, la question posée par Jésus à l’arrivée : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » (v. 33) les met dans un embarras certain qui prolonge le mutisme : « Ils se taisaient »…
Marc ici établit ce fort contraste entre la parole précédente de Jésus sur son destin, empreinte de gravité, et ce silence coupable de ses disciples à propos de leur rang, comme si le tragique de la mort avait été évacué. « Qui est le plus grand ? » (v. 34). Nous n’avons pas le détail de la discussion qui, tout au long du chemin, fut sans doute interminable et houleuse comme le signifie le verbe débattre (dialogizesthaï, cf. Emmaüs). Ce chemin, qui les mènera pourtant à Jérusalem et au chemin de croix, apparaît à leurs yeux comme une voie d’accès à un rang supérieur. Ce n’est pas le sens de la Passion qui les interroge, mais leur grade dans ce règne à venir !
L’enfant embrassé
Finie la marche, maintenant on s’assied (posture de l’enseignement), et on reprend tout a zéro, parabole de l’enfant à l’appui. Jésus fait un geste plein de tendresse : il embrasse un enfant. La scène est déconcertante de simplicité, mais l’enseignement est de première importance. Les Douze, ceux que Jésus a choisis et institués pour le règne de Dieu, doivent revisiter leurs aspirations. La Passion annoncée renverse les valeurs mondaines d’honneur, d’ambition et de réussite. Ils doivent être les serviteurs, mais pas uniquement du Maître, du Seigneur, car cela serait encore une place honorifique et prestigieuse dans l’ordre mondain. Le vrai service, paradoxalement, est dans un abaissement total : se placer en dernière position pour le service de tous, et notamment du plus fragile que représente cet enfant.
L’enfant n’est pas grand. Pour le servir, il faut s’abaisser, s’humilier, physiquement, mais aussi statutairement. À l’aune de la croix, les Douze doivent abandonner ainsi toute velléité de rang, de pouvoir et de gloire. Le service de tous et du plus petit est défini comme l’accueil du règne du Christ qui abandonne lui aussi toute prétention aux honneurs pour le Père.
Dès lors, dans la personne du petit enfant, petit dernier de la cordée humaine, accueilli ou rejeté, l’insignifiant tient lieu et place de Dieu. L’attention à l’humain insignifiant devient le lieu ordinaire de la révélation d’un Dieu que nul n’aurait pu imaginer aussi discret.
– Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille —