De Mère Marie Skobstov (+ 1945)
Le chrétien ne devrait pas pouvoir dire : « J’aime Dieu, c’est pourquoi l’homme m’est indifférent ». Et pourtant. Même si ce n’est pas affirmé de cette manière, il existe, dans le christianisme, une tendance à relativiser l’amour pour l’homme au nom de l’amour pour Dieu. Ce dernier est l’essentiel, ce qui seul compte, et tout le reste n’est qu’« obédience » accessoire, qui ne doit en aucun cas perturber cet ordre des priorités.
On connaît le résultat de cette vision du christianisme : l’homme, dans son esprit, se crée son propre monastère, derrière de hauts murs blancs. Il y demeure dans la plénitude et la pureté de son dialogue avec Dieu. S’il descend dans le monde pécheur et soufrant, c’est par simple condescendance, patronage en quelque sorte, pour accomplir son obédience vis-à-vis du monde. Un devoir d’ailleurs très strictement limité. Car il ne doit en aucun cas rompre le rythme intérieur de sa vie en Dieu — son sacro-saint confort — ni engager le plus profond de son être où repose le Saint des saints divin. La compassion, l’amour, le travail, la responsabilité pour l’âme d’autrui, l’esprit de sacrifice, sont certes des éléments incontournables du devoir envers le monde, mais il convient d’en connaître les limites. Car cette obédience n’est pas l’essentiel et il ne faut pas, en voulant l’accomplir, que l’esprit s’enflamme et s’emballe. Le risque serait alors de perdre son « moi », de le gaspiller dans le monde. Or ce « moi », d’une certaine manière, s’oppose au monde. En effet, qu’on le considère simplement comme un lieu plongé dans le mal ou comme un terrain d’exercice pour l’apprentissage de vertus, le monde est toujours en dehors du « moi ». (… ) (En fait) plus nous pénétrons dans le monde, plus nous nous donnons au monde et moins nous sommes du monde ; ce qui est du monde en effet, ne se donne pas au monde.
Essayons de fonder cela théologiquement, spirituellement et mystiquement. Le grand, l’unique initiateur de l’action dans le monde — qui est une véritable ascèse — est le Christ, le Fils de Dieu qui s’est incarné dans le monde, intégralement sans aucune réserve pour sa divinité.
Dans son obédience dans le monde, le Christ s’est anéanti, cet anéantissement est le seul exemple sur notre route. Ce Dieu qui s’est fait petit enfant, a fui Hérode en Égypte, s’est cherché des amis et des disciples dans le monde, ce Dieu qui a pleuré du plus profond de son esprit sur Lazare, accusé les pharisiens, parlé du destin de Jérusalem, chassé les démons, guéri les malades, ressuscité les morts, ce Dieu enfin — et c’est l’essentiel — qui a donné sa chair et son sang en nourriture au monde, élevé son corps sur la croix entre deux larrons, quand nous a-t-il enseigné à bâtir des murs intérieurs pour nous séparer du monde ?
Le Christ a été dans le monde par toute sa divino-humanité, et pas seulement par quelques-uns de ses traits secondaires. Il ne s’est jamais ménagé, mais toujours livré sans réserve. « Ceci est mon corps, rompu pour vous », c’est-à-dire livré tout entier. « Ceci est mon sang, répandu pour vous », c’est-à-dire versé intégralement. Dans le mystère de l’Eucharistie, le Christ se donne ; il donne au monde son corps divino-humain. Autrement dit, il associe, fait communier le monde à son corps divino-humain et, par là même, le rend divino-humain. Du coup, tenter d’isoler du monde une part de l’intériorité et de la profondeur du Christ comme si quelque chose avait pu échapper à son sacrifice divino-humain, serait quasi blasphématoire.
L’amour de Dieu ne saurait se mesurer, se partager ou s’économiser. Le Christ n’a pas enseigné aux apôtres à se ménager et à calculer leur amour. Il ne le pouvait pas dans la mesure où, unis à lui et devenus son propre corps par le sacrifice eucharistique, les apôtres étaient, comme lui, offerts à l’immolation et au monde. Paradoxalement, on peut dire que, par sa manière de « se livrer » au monde, le Christ a été le plus dans le monde de tous les fils d’Adam. Mais, comme nous l’avons dit, ce qui est du monde, précisément ne se livre pas au monde.
Le Sacrement du frère, Ed. du Cerf, coll. Le Sel de la terre, 1995, p. 108… 111.