Si Dieu nous donne sa vie, c’est pour l’unique raison de sa bénignité envers nous, ou, pour le dire autrement, parce qu’Il prend un plaisir naturel à nous faire du bien. « Déchargez-vous sur Lui de tous vos soucis, puisqu’il s’occupe de vous » (1 P 5,7) enseigne l’apôtre Pierre.
À ce titre, l’expérience de la guérison est une occasion parmi les plus significatives de découvrir cette bénignité divine. L’éminent chirurgien français, Ambroise Paré (1510-1590), dont le savoir et la pratique s’appuyaient sur l’observation strictement rationnelle des malades, des blessés de guerre et des cadavres, est aussi connu pour ce résumé de sa philosophie : « Je le pansay, Dieu le guarist ! » Ce cri de victoire est celui de l’homme qui, bien qu’ayant investi toute sa science et son sens humain dans l’art de soigner, s’émerveille encore de l’œuvre de Dieu lorsqu’effectivement l’homme est guéri.
Parler de guérison, pour nous ici, ne se limite pas à désigner la disparition d’un mal, d’un symptôme ou d’une lésion quelconque. Du reste, on affirme couramment que nos corps gardent toujours la mémoire de leurs blessures passées. Le psychisme lui aussi ne retrouve jamais une hypothétique virginité. La guérison est avant tout l’expérience d’une personne. Elle ne touche pas seulement la périphérie d’un être, c’est toute la vie de la personne (esprit, corps, affectivité, mémoire, relations …) qui en est renouvelée. Cela confère à la guérison un caractère saisissant qui peut éveiller l’esprit à la découverte de Dieu. Car Dieu a donné gratuitement sa puissance de guérison, qui dépasse toujours, ne serait-ce que par son aspect global, toute technique humaine.
Mais le don gratuit de Dieu, parce qu’il est un don, n’a pas d’abord une efficacité technique. La puissance de la médecine moderne nous a conduits à un rapport d’exigence face au médecin : je le paie pour qu’il me guérisse ! Cette habitude exacerbe nos désirs de guérison et nous rend extrêmement exigeants dans ce domaine. Nous rêvons d’une santé parfaite et nous nous culpabilisons de nos faiblesses, physiques ou psycho-affectives, car la culture ambiante nous demande d’être performants. Cela peut déformer notre élan spontané vers Dieu qui guérit. Cet article propose quelques réflexions pour surmonter cette déformation.
La tentation d’instrumentaliser l’amitié divine
La Congrégation pour la doctrine de la foi a publié une Instruction sur les prières pour obtenir de Dieu la guérison1 qui alerte sur plusieurs types de pratique. Le motif de cette note provient de la multiplication, à notre époque, de réunions de prière spécifiquement orientées vers l’obtention de guérisons, réunions au cours desquelles certaines guérisons se produisent parfois au nom « d’un prétendu charisme de guérison »2.
Un des premiers points abordés par l’Instruction est la place de la souffrance et de la maladie dans l’économie du Salut. Depuis la réflexion de l’Ancien Testament sur le sens de la maladie et de la guérison, en passant par les guérisons accomplies par Jésus-Christ en signe de sa victoire messianique sur le mal jusqu’à l’importance des signes accompagnant la prédication des Apôtres, l’Instruction souligne toute la portée théologique de la demande de guérison et elle insiste sur la place spéciale de la communion aux souffrances volontaires du Christ comme participation à la croissance du Royaume de Dieu.
Sont ensuite valorisés le désir de guérison et la prière pour demander la santé des malades qui est très présente dans l’ensemble des livres liturgiques de l’Église. Le recours aux moyens naturels pour guérir et vaincre la maladie est aussi encouragé.
En fin de compte, « la question qui se pose est plutôt celle des assemblées de prière organisées exprès pour obtenir des guérisons miraculeuses parmi les membres malades, ou bien des prières de guérison à la fin de la communion eucharistique avec le même but. [ … ] Par exemple, on ne saurait mettre au premier plan le désir d’obtenir la guérison des malades en faisant perdre à l’exposition du Très Saint Sacrement sa propre finalité ; de fait, cette exposition conduit les fidèles à reconnaître l’admirable présence du Christ et les invite à s’unir en esprit avec lui, par ce lien qui culmine dans la communion sacramentelle3. »
Ainsi s’agit-il de ne pas instrumentaliser les sacrements ni les actes liturgiques. La grâce de Dieu se donne gratuitement. « Ma grâce te suffit » dit le Christ à Saint-Paul qui a supplié par trois fois son Seigneur de le délivrer de l’écharde dans sa chair (Cf. 2 Co 12,9).
Du bon usage du mot « charisme »
Une autre question est soulevée par l’Instruction romaine : c’est la compréhension du rôle de ce que saint Paul appelle les « dons (charismata) de guérison » dans les guérisons miraculeuses. Ce rôle est souvent compris de manière simpliste comme le pouvoir d’une personne dont on dit alors qu’elle a « un charisme de guérison ». Et nous allons à une réunion de prière où cette personne intervient comme nous allons chez notre médecin. Cette compréhension soulève plusieurs problèmes : d’une part dans cette démarche ce n’est pas tant l’amour de Dieu qui est recherché que la guérison. Au lieu de nous ouvrir sur une relation, nous nous replions sur notre bien-être personnel. D’autre part, si nous y regardons bien, nous y allons parfois non pas tant à cause du Christ qui guérit que de la personne « charismatique » qui y intervient. Notre culture qui recherche l’efficacité nous y incite : beaucoup de personnes aujourd’hui sont prêtes à s’en remettre sans discernement à n’importe quel thaumaturge, du moment qu’il sera efficace ! Enfin, cette compréhension met de côté le fait que c’est toujours la prière de l’Église qui sauve le malade et non le pouvoir d’un individu.
En fait, derrière ces méprises, il y a une confusion de vocabulaire. Saint Paul ne parle pas de charisma de guérison mais de charismata. Cette distinction va nous permettre d’éclairer notre sujet.
Dans les épîtres de Paul, le mot charisme peut prendre des sens assez divers. Déjà, dans la lettre aux Romains, l’emploi du mot aux chapitres 5 et 6 ne recouvre pas le sens qu’il prend aux chapitres 11 et 12. Une étude attentive nous conduit à cette classification utile :
– charisma, au singulier, sans déterminant particulier désigne le don de la grâce (Rm 1,11 ; 5,15.16 ; 6,23 ; 1 Co 1,7 ; 2 Co 1,11). La tradition nommera cela de façon plus précise : la grâce sanctifiante, c’est-à-dire le don que Dieu fait de Lui-même à tout homme qui l’accueille avec amour. La grâce sanctifiante est la grâce qui fait vivre de la vie même de Dieu, qui produit l’habitation de l’Esprit Saint dans l’âme.
– le charisma, au singulier également, mais avec une détermination particulière (Cf. 1 Co 7,7 ; par exemple, le charisme reçu par Timothée par imposition des mains en 1 Tm 4,14 et 2 Tm 1,6 ou selon ce que Pierre en dit en 1 P 4,10). Ici, cela correspond clairement à ce que nous appelons aujourd’hui une vocation particulière. Le charisme dont il est question est la grâce d’état, propre à cette vocation, le don reçu au sein de l’Église, sous une forme que l’on définirait aujourd’hui comme sacramentelle.
– enfin, les charismata (au pluriel) désignent ce que nous appelons aujourd’hui les dons charismatiques qui font d’une personne le canal de dons particuliers pour la communauté (Rm 12,6 ; 1 Co 12,4.9.28.30.31). Parmi ceux-ci, on trouve les « charismes de guérison » (1 Co 12,9.28.30). Ce mot charismata ne désigne pas un « pouvoir », mais il est plus qu’une force ponctuelle, il caractérise quelqu’un4, avec une fonction spécifique vis-à-vis de la communauté. Celui-ci n’a certes pas le pouvoir de commander ses guérisons à Dieu (comme on fait ses courses sur Internet !). Mais il est investi d’une mission d’intercession : il demande et, si cela est conforme à la volonté du Seigneur, il sera exaucé. L’intermédiaire suggéré ici bénéficie des dons pour le service des autres. Mais ce don, si l’on suit bien saint Paul, ne peut pas se vivre sainement sans être soigneusement intégré dans la vie de la communauté, une communauté bien ordonnée et hiérarchisée, où l’on ne perd pas de vue le Christ qui est l’unique sauveur.
Du reste, tout don de Dieu est, à terme, au bénéfice du bien de tous et de la croissance du corps (Cf. Ep 4,16 ; Col 2,19). La guérison, spécialement parce qu’elle touche à l’unité de la personne qui sera guérie, suppose elle aussi et à double titre, un retentissement communautaire.
C’est là, en effet, une faute que nous sommes facilement portés à commettre dans notre civilisation technicienne : nous sommes incités à croire que guérir est une activité individuelle. Or, cela est impossible, en tout cas durablement. Un homme sans relations ne peut pas demeurer en bonne santé. Pour commencer, il a à se recevoir de Dieu. Mais, par la volonté de Dieu, il se reçoit aussi de Dieu par l’intermédiaire de ses frères. Et, de toute façon, il a commencé par se recevoir de Dieu par l’intermédiaire de ses parents.
Gratuité du don et ecclésialité
C’est une des propriétés de la grâce divine que de s’être liée totalement à l’action de l’Église à travers l’économie sacramentelle. « Le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle » (Ep 5,25). Dès lors, la fécondité de la grâce divine s’accomplit dans l’obéissance ecclésiale. Cette obéissance est, bien sûr, relative à la fidélité des hommes d’Église au Christ (cf. 1 Co 3), c’est-à-dire à leurs agissements au nom du Christ. Saint Paul lui-même vit cette obéissance dans l’Esprit Saint avec la liberté qui le rend capable d’interpeller vivement Pierre lorsqu’il ne se montre pas cohérent avec ses propres décisions (cf. Ga 2,11). Mais cette même liberté s’en remet totalement à Dieu dans l’Église dont il se réclame pour être bien lui-même « du Christ » et non pas agissant selon son idée (cf. Ga 2,9).
La théologie du don de Dieu, de la grâce ou même de la venue de l’Esprit Saint, si elle prétend s’accomplir en dehors d’une obéissance ecclésiale concrète, perd aussitôt sa crédibilité. Les sacrements eux-mêmes – comme la prière – vécus en dehors de l’obéissance à l’Église et de la recherche de l’unité, perdent leur fécondité. Pire, ils peuvent conduire à des effets néfastes. Paul en avertit les Corinthiens à propos de la communion eucharistique : « celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit sa propre condamnation » (1 Co 11,29). « Discerner le corps du Seigneur », c’est tout autant réaliser que cette communion nous fait participer à la vie du Corps du Christ que reconnaître la présence réelle. Car précisément, Paul reproche ici aux Corinthiens leurs fautes contre l’unité du Corps, en particulier, leur mépris des plus pauvres d’entre eux. Et d’ajouter : « Voilà pourquoi il y a parmi vous tant de malades et d’infirmes et qu’un certain nombre sont morts » (1 Co 11,30).
Repenser la gratuité du don de Dieu à l’intérieur du mystère de la communion ecclésiale est sans doute une tâche importante des chrétiens d’aujourd’hui. Nous avons tous à méditer longuement ce point car nous sommes tous influencés par les conceptions individualistes de notre époque. Nous recevons tout de Dieu gratuitement, mais nous le recevons par son Église. Sa mission et son rayonnement au milieu du monde s’étendent sans doute bien au-delà des limites de ses membres reconnus (les baptisés), mais c’est uniquement par la grâce du baptême, même sous forme de désirs diffus et de fruits visibles (les actes de charité) de cette même grâce baptismale que le non-baptisé peut être sauvé.
Notre prière pour demander à Dieu la guérison doit donc être enveloppée par cette conscience de ne pouvoir la vivre avec fruit que dans l’Église et par l’Église. La conscience de cette ecclésialité peut aussi se développer en recourant à l’intercession des saints. On ne peut oublier Thérèse d’Avila obtenant sa guérison par l’intercession de saint Joseph5. Cette guérison de Thérèse ne l’empêchera pas de souffrir dans son corps jusqu’à sa mort, mais l’intercession de saint Joseph lui obtient de se remettre debout en vue d’une immense fécondité apostolique.
La surabondance du don de Dieu
Cela dit, nous savons bien que l’on n’attend pas d’être chrétien pour pouvoir guérir. Si, en effet, nous suivons l’enseignement de saint Justin6, nous pouvons comprendre que les dons de guérison découlent de deux temps de la grâce de Dieu. Le premier temps relève des semences du Verbe disséminées dans le cosmos depuis la création du monde et qui confèrent à nos personnes un élan vital très puissant qui nous pousse, comme naturellement, mais déjà par le don de Dieu, à surmonter les épreuves de l’existence. Mais cela ne suffit pas, à cause du péché et de ses conséquences cosmiques, à provoquer une guérison de toute notre personne. Il faut, pour cela, la grâce du Verbe Incarné, c’est-à-dire le don de Dieu manifesté en Jésus-Christ qui livre sa vie par amour pour nos pauvres personnes.
Dans les authentiques grâces de guérison, il y a cette double action de la grâce. « Nous avons reçu grâce après grâce » dit le prologue de saint Jean. Ce don double ou plutôt ce don redoublé est un don conjugué du don de la présence active du Verbe dans la Création et de l’action salvifique du même Verbe par son Incarnation, sa mort et sa Résurrection. C’est, deux fois, en deux moments de notre être, en vertu de notre condition de créature et de notre condition de baptisés, la même grâce du Verbe de Dieu qui nous est donnée dans le même amour personnel.
Qu’est donc cette grâce ? Elle n’est autre que l’Esprit Saint qui nous a été donné. L’Esprit, en effet, a également pour nom « le Don de Dieu » et c’est Lui qui agit gratuitement dans le monde depuis la Création. C’est Lui encore qui unit dans le Christ l’humanité et la divinité et c’est par cette force d’union que le Christ peut réellement sauver l’humanité en nous associant à sa passion par une communion réalisée par son Esprit qui nous ouvre l’âme à la grâce sanctifiante.
Les Pères de l’Église ont plus tard appelé gratis datae (dons gratuits), les grâces sensibles accordées en vue de préparer la personne à un plus grand accueil de la grâce sanctifiante. Les grâces « gratis datae » peuvent être reçues par un homme en état de péché mortel (contrairement à la grâce sanctifiante). Elles ont pour but, tout en respectant sa liberté, de l’inciter à retrouver le désir de Dieu.
Les grâces de guérison, au sein de toute l’économie du Salut, reflètent essentiellement la surabondance de la générosité divine qui, pour mieux nous conduire à désirer l’union au Christ, nous rétablit gratuitement, d’une façon totalement imméritée, dans notre équilibre personnel pour que nous retrouvions le goût de le chercher Lui. Notre seul mérite est alors dans notre détermination à Le chercher.
Les grâces de guérison sont comme des excès de la bienveillance divine, mais cet excès peut nous aveugler sur leur gratuité et rendre insoluble la question posée par bien des malades ou par ceux qui sont guéris de façon miraculeuse : pourquoi moi et pas tous les autres ?
La généreuse gratuité du don de Dieu est si étonnante qu’elle peut provoquer notre éblouissement. Dans l’Évangile, neuf lépreux guéris sur dix ne sont pas venus rendre gloire au Christ ! À l’unique qui était revenu, Jésus affirme : « lève-toi, va, ta foi t’a sauvé » (Lc 17,19). Lui seul sait ce qui s’est passé en lui et jusqu’où le conduit sa rencontre avec le Seigneur.
La guérison ultime, pour nous, ne peut se réaliser qu’après notre mort car toutes nos autres guérisons (explicables médicalement ou pas) seront provisoires. Mais elles nous sont données gratuitement, comme des signes que nous sommes rachetés et appelés à accueillir en plénitude la grâce sanctifiante, la vie divine en nous dès ici-bas.
Ce salut en plénitude, lui aussi – et peut-être plus encore – est un don gratuit, charisma par excellence. Nos désirs de guérisons physiques, de mieux-être psychologiques ou affectifs portent en eux cette obscurité de l’infinie bienveillance de Dieu qui se donne pour nous sauver dans une aveuglante clarté.
Abbé Laurent CAMIADE
Villeneuve sur Lot
1. Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 14 septembre 2000, in Documentation catholique 2238 (déc. 2000), p. 1061-1066.
2-3. Ibid. p. 1061.
4. Au sens strict, l’expression néo-testamentaire charismata iamaton ne saurait être traduite correctement par l’expression «le don de faire des guérisons » ni « ceux qui peuvent guérir les malades » (Bible en français courant) ni même « les charismes de guérir » (Chouraqui), mais plutôt par « les faveurs de guérison » ou bien « des dons de guérison » (Traduction œcuménique et Bible de Jérusalem). Cela dit, dans son contexte (une énumération par Paul des dons pour le service de la communauté), cette expression qui fait rupture du singulier au pluriel, suggère des personnes qui sont les intermédiaires du don. Car s’il s’agissait de parler des miracles eux-mêmes, Paul disposait d’un autre terme, le mot dunameis.
5. Vie 6,6.
6. Cité à plusieurs reprises par le Concile Vatican Il (Ad Gentes 11 et 15 ; Gaudium et Spes 3 et 18) précisément à propos de l’action du Verbe qui précède l’action visible de l’Église tout en la préparant …
Revue Carmel n° 133, sept. 2009, pp. 57-66