Faire justice autrement

Thérèse de Villette – Religieuse Xavière, criminologue.

« Enfin justice est faite » s'exclame le public lorsque tombe une lourde sentence à l'issue d'un procès. Est-ce tellement sûr ? La justice pénale impose une peine déterminée par la loi pour un délit donné, certes après discernement. Mais n'est-ce pas un mal (la peine) pour un mal ? La logique du punitif n'est-elle pas proche de « œil pour œil, dent pour dent »? La punition fait mal. "Il faut qu'il comprenne !"

Auteur d'articles et d'ouvrages sur la justice restaurative, Thérèse de Villette a fondé l'association «Justice autrement» pour offrir un service de justice restaurative aux auteurs et victimes d'abus sexuels, notamment dans l'Église. Contact : justiceautrement1@gmail.com

Le condamné trouve-t-il en prison la possibilité de changer, de devenir meilleur ? Et qu’en est-il pour la victime? Certes, elle est maintenant en sécurité puisque son agresseur est derrière les barreaux, mais qui se soucie de son traumatisme personnel, de sa peur, de son humiliation et de ce malaise qui empoisonnent sa vie et celle de son entourage depuis des années peut-être?

Autant de questions que je me suis posées en visitant pendant plusieurs années les personnes en détention en Afrique, et surtout lorsque j’ai été moi-même victime secondaire du meurtre d’une jeune Xavière de ma communauté. l’assassin, que j’avais tenté d’aider à sa sortie de prison en lui donnant à faire des petits travaux, a déclaré vouloir « se venger de moi sur ma petite sœur». Je venais de lui interdire en effet le périmètre de la mission où il recommençait à voler, mais sa grande frustration fut exploitée par plus fort que lui, sans doute pour une question d’argent dont il avait besoin. J’ai appris qu’il était tueur à gages. Cet événement dramatique m’a obligée à quitter le pays en catastrophe car ses complices couraient encore.

Quelques mois plus tard, j’ai été envoyée au Québec où j’ai eu l’opportunité de découvrir «la semaine nationale de la justice réparatrice». Découverte qui me poussa à reprendre des études. Réparation? De quoi s’agissait-il?

Dans le cadre d’une maîtrise de criminologie à l’Université de Montréal, j’en ai fait l’expérience et l’objet d’une recherche-action pour vérifier la pertinence d’une telle pratique. Avec un aumônier de prison protestant mennonite, j’ai vécu en novembre 1999 le face to face entre un groupe de victimes et un groupe de condamnés qui se pratiquait déjà depuis 1974 au Canada et aux États-Unis. Cette pratique communautaire de la justice réparatrice était pilotée par Howard Zerh, reconnu comme fondateur de la restorative justice.

La législation française en a intégré le concept en 2014 sous le nom de «justice restaurative» mais son application reste encore trop faible et méconnue. L’excellent film de Jeanne Herry Je verrai toujours vos visages a révélé au grand public l’intérêt d’une telle forme de justice en nous faisant saisir la transformation qu’elle peut opérer.

La justice restaurative considère le délit ou le crime comme une offense faite à des personnes ou un groupe de personnes, en examinant avec soin les conséquences de l’acte sur la vie de celles-ci. Elle redonne aux personnes concernées par un crime, la liberté de se remettre debout en osant se parler de ce qui les affecte, d’être les propres auteurs de leur résilience.

Ce sont ces personnes, victimes et offenseurs, les réels acteurs de la justice.

La forme de justice restaurative dont j’ai constaté l’efficacité dix-huit ans durant, tant au Québec qu’en Côte d’Ivoire, se présente comme une session de cinq à six rencontres. Celles-ci mettent en présence trois ou quatre victimes face à trois ou quatre agresseurs, aidés par deux facilitateurs de la parole et deux personnes témoins, qui les encouragent par leur présence discrète à retrouver leur place dans la société. Les participants ne se connaissent pas au départ, mais sont concernés par le même type de délit. On remarque que, plus le crime est grave, plus la pratique est pertinente. La rencontre peut avoir lieu soit à l’intérieur d’une prison si les offenseurs sont détenus, soit dans un lieu neutre, discret et sûr.

La personne victime est donc au centre de la justice restaurative et sollicite en quelque sorte la participation de l’offenseur pour aider à cette « libération» intérieure que permet la circulation de la parole. Elle peut enfin poser ses questions récurrentes devant des « professionnels » du crime semblables à son propre agresseur. Elle peut exprimer ce qu’elle gardait secret depuis longtemps : c’est un peu comme un abcès qui éclate tout à coup après maturation, comme si un lourd manteau tombait de ses épaules.

L’offenseur perçoit, en écoutant le récit des victimes et en découvrant leurs émotions, la gravité de ses actes, non pas en tant qu’infractions à la loi mais en offenses et blessures profondes faites à ces personnes devant lui, en chair et en os. Même si le dialogue est rude, la compassion s’éveille en lui et même la fierté d’aider les victimes à se redresser. Il est invité à faire la vérité devant elles dans un climat de confiance, soutenu par la confidentialité à laquelle s’engagent tous les participants, et par l’anonymat s’il le veut.

Personnellement, je préférerais qualifier cette pratique de justice transformatrice, car tout au long du processus, l’écoute mutuelle, l’épreuve et la volonté personnelle de «se retrouver » en profondeur façonnent des personnalités renouvelées.

On comprend combien la justice restaurative diffère de la justice pénale. Ces deux formes de justice se complètent. La justice restaurative n’ignore pas la loi. Elle permet de l’intérioriser en montrant sa raison d’être : la sécurité et l’harmonie de la société.

Tandis que la justice pénale s’impose pour rétablir le déséquilibre provoqué par le crime (la fameuse balance), la justice restaurative est fondée sur le volontariat. Elle propose une démarche, dans le respect de la liberté des personnes, un cheminement jusqu’à une certaine reconnaissance des faits, avec l’intention de parler de soi en devenant acteur de son propre rétablissement et de celui des autres. Offenseurs et offensés sont invités à se rencontrer sur un pied d’égalité, avec l’aide d’un ou deux facilitateurs. Priorité est donnée à la rencontre, à l’opposé de la sentence et du système carcéral qui isolent le délinquant de la société.

La justice restaurative n’est ni une forme de procès cherchant à établir la culpabilité, ni une justice douce « à l’amiable ». Chaque personne est invitée à parler pendant ces rencontres de sa souffrance et à écouter celle des autres, chargée d’émotions, y compris la révolte et la colère. Tous accèdent à une plus grande humanité. Davantage responsables, capables de vivre autrement les relations.

L’animateur, dont le rôle est essentiellement de faire circuler la parole et de créer la confiance dans le groupe, estsouventtémoin d’étranges transformations. « Miracles » ? De fait, je pense souvent à celui de Jéricho et j’entends l’ordre de Jésus à ceux qui veulent imposer silence à l’aveugle Bartimée : « Appelez-le !». Il s’agit de m’approcher au mieux de celui qui gît par terre dans la détresse et de dire : « Confiance ! Lève-toi, il t’appelle». Lui aussi laisse tomber son manteau trop lourd pour sauter dans l’inconnu. Peut-être une façon de s’ajuster à la justice du Juste ?

Lettre des Equipes Notrre-Dame, n°254 Décembre 2023 Janvier 2024