Islam et laïcité : le blocage théologique

Une communication du P. Edouard-Marie Gallez, sur le site www.libertepolitique.com

[Communication à l’Espace-Bernanos, Paris, 16 mars 2011, au cours de la table ronde de la Fondation de Service politique « Islam et laïcité : le dialogue de sourds »] — Une question se pose de manière générale : les hommes politiques d’aujourd’hui reçoivent-ils de l’Église la lumière qu’ils seraient en droit d’attendre ? Et en particulier l’Église en apporte-t-elle relativement aux questions islamiques, dans lesquelles, quoi qu’on en dise, la dimension religieuse est fondamentale, tout en étant également politique ?

En quelques minutes, je vais essayer d’esquisser les deux raisons qui bloquent encore la réflexion chrétienne dans l’Église latine. J’aborderai successivement la dimension théologique, puis celle de l’islamologie.

Le blocage théologique

La question du blocage théologique par rapport à l’islam s’enracine dans un vieux problème de la théologie latine traditionnelle. Il s’agit de la question : comment Dieu sauve-t-il ? En affirmant le salut par le Christ, le théologien oubliait habituellement de se demander comment le Christ sauve, ou alors, en guise de réponse, il citait de manière un peu inexacte une courte phrase du Nouveau Testament : « La foi sauve. » Une telle réponse est-elle exacte ? La foi est avant tout une réponse subjective que l’homme donne à la Révélation. Or, est-ce la réponse de l’homme qui le sauve, ou est-ce le Christ lui-même, à travers une rencontre ? Le problème, c’est qu’il n’existe pas, en Occident, de théologie de la rencontre du Christ, c’est-à-dire une analyse théologique de ce vécu si important aux dires de ceux qui, précisément, rencontrent le Christ à l’âge adulte et en témoignent.

Cette lacune a contribué à faire du « salut par la foi » un concept-phare de la théologie latine, dès le Moyen-Âge. Or, par définition, un concept est universel, et il est donc utilisable en dehors de tout rapport avec une rencontre du Christ. Les théologiens se sont demandés abstraitement comment appliquer le « salut par la foi » aux non chrétiens qui, évidemment, n’ont pas rencontré le Christ durant leur vie terrestre, sinon ils seraient devenus chrétiens ou le désireraient. On a donc postulé que, si la foi « sauve » dès cette terre, les non chrétiens doivent pouvoir être sauvés eux aussi dès cette terre par quelque chose qui leur tiendrait lieu de « foi » – un « équivalent-foi » en quelque sorte. La suite de ces mauvais raisonnements se devine aisément. On est évidemment conduit à penser que « l’équivalent-foi » pour les bouddhistes est leur croyance, et que pour les musulmans, c’est l’islam. De cette manière, on aboutit ainsi à l’actuelle « théologie des religions » où se retrouvent les impasses non résolues de la théologie occidentale du Moyen-âge. C’est ce qui conditionne les chrétiens occidentaux à penser que l’Islam est nécessairement une belle religion, obligatoirement comparable au christianisme. C’est également le message que les médias répètent à satiété.

Une des grosses erreurs de cette position est donc d’oublier que c’est toujours la rencontre acceptée du Christ qui sauve, et que si cette rencontre n’a pu avoir lieu durant cette vie terrestre, elle adviendra de toute façon dans « la profondeur du mystère de la mort » (CEC n° 635), où le Christ nous a précédés et descend « évangéliser les morts » (1P 4,6) « de tous les temps et de tous les lieux » (CEC n° 634) [1]. Il est à noter que Benoît XVI, qui était alors à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi, s’est personnellement impliqué dans la conception et la rédaction de ces articles qui sont vraiment nouveaux par rapport au discours de la théologie latine traditionnelle.

L’autre erreur est une omission typiquement occidentale, due au désintérêt pour les chrétiens d’Orient. Jésus n’a pas dit en araméen que « la foi sauve », mais que « la foi vivifie ». Dans la théologie de nos frères orientaux, la foi rend la vie qui a été perdue lors du péché originel. C’est la raison pour laquelle on a traduit « rendre la vie » en grec et en latin par « sauver », un verbe qui n’a justement pas d’équivalent en araméen. On voit la nuance : le Nouveau-Testament n’avait pas pour propos de dire que l’acte subjectif de la foi vaut le salut éternel mais simplement qu’il est source de vie. C’est la théologie occidentale qui a fait de l’acte de foi l’agent du salut, à la place du Christ lui-même.

De la sorte, cette théologie a glissé vers la promotion des « autres religions » comme moyens de salut. Pour autant, ce n’est pas ce qu’ont exprimé les textes du Concile Vatican II, contrairement à ce que certains courants théologiques ressassent depuis des années. Son jugement global sur « les religions » est loin d’être positif :

« Bien souvent, malheureusement, les hommes trompés par le démon, se sont égarés dans leurs raisonnements, ils ont délaissé le vrai Dieu pour des êtres de mensonges, servi la créature au lieu du créateur, ou bien, vivant et mourant sans Dieu dans ce monde, ils sont exposés aux extrémités du désespoir » (Lumen gentium, n.16).

En fait, le concile voulait s’attacher au cheminement de chacun vers la vérité, ce qui explique que les textes conciliaires ne mentionnent jamais comme tels ni l’islam ni le bouddhisme par exemple, mais uniquement des personnes – les musulmans en l’occurrence, les bouddhistes, eux, n’étant pas mentionnés explicitement.

On commence donc à voir pourquoi les chrétiens occidentaux en sont arrivés à considérer leur foi comme une foi parmi d’autres. Le manque de saine théologie et de contacts suffisants avec les chrétiens orientaux sont des facteurs qui expliquent cette situation, mais il en existe d’autres. Il faut évoquer ici, rapidement hélas, l’influence délétère qu’a eu Louis Massignon en milieu catholique. Baptisé à sa naissance en 1883 mais élevé dans une famille ayant une foi bien peu chrétienne, Massignon découvrit l’islam et l’Orient à la suite d’un voyage en Égypte avec son amant espagnol Luis De Cuadra, qui s’était fait musulman. Plus tard, selon ce qu’il raconte, il découvrit Dieu, en 1908, à Bagdad. Cette expérience solitaire, vécue sans contact avec les chrétiens autochtones, servira par la suite de base à sa théologie et à celle de ses adeptes, qui d’ailleurs s’y réfèrent aujourd’hui encore. Massignon avait été faussement arrêté comme espion puis, et atteint de fièvre, fut hospitalisé ; c’est durant ces jours-là qu’il dit avoir fait une expérience religieuse « mystique », une « expérience de Dieu le Père », qui le situait en quelque sorte au-dessus du christianisme et de l’islam.

En fait, cette « mystique » continuait celle dans laquelle il avait baigné dans son enfance et sa jeunesse : son père, qui portait le nom d’artiste de Pierre Roche, n’était pas vraiment un athée ; il s’était lié à un prêtre défroqué (et ex-communié), l’abbé Boullan, qui avait élaboré une doctrine mystique par laquelle il imaginait que le chrétien pouvait se substituer au pécheur. En d’autres termes, le chrétien aurait le pouvoir de valoir à d’autres le salut, indépendamment de toute rencontre avec le Christ. Cette théorie-là de la substitution, à laquelle Jésus devient extrinsèque, va donner naissance à la mystique islamo-chrétienne de Massignon qu’il appellera plus tard lui-même en arabe badaliya, c’est-à-dire « substitution ». Dans cette pensée, l’évangélisation devient inutile, puisque le dialogue mystique est  lui-même instrument de salut. Louis Massignon réussit à en convaincre les autorités catholiques romaines du fait de leur ignorance en matière d’islamologie. Après sa mort en 1962, ses adeptes créèrent ainsi le Pontificio Istituto di studi arabi e d’islamistica (PISAI), où jusqu’il y a peu les cours étaient souvent en français, et que Benoît XVI voulut supprimer au début de son pontificat ; mais il dût y renoncer.

Derrière cette institution existent des réseaux [2] qui ont habilement monopolisé les questions islamo-chrétiennes au niveau des conférences épiscopales en France et ailleurs, empêchant toute recherche scientifique en milieu catholique et en poursuivant le rêve idéologique de Massignon. Néanmoins, certains responsables catholiques latins reconnaissent en privé ou même ouvertement parfois que les dizaines d’années d’existence du dialogue islamo-chrétien n’ont abouti à rien – celui-ci a d’ailleurs été copié un peu partout dans le monde, c’est à la mode, et toujours sur les mêmes bases.

En marge de l’islamologie officielle

Ceci nous amène au deuxième point : au XXIe siècle, des bases nouvelles sont-elles apparues ? Il faut savoir que bientôt deux siècles d’islamologie occidentale n’ont guère fait avancer, officiellement du moins, la connaissance des origines historiques de l’islam, telle qu’elle s’est cristallisée dans le livre de Théodore Nöldeke en 1860, Geschichte des Qorâns. La première partie de ce livre avait pour objectif d’établir l’histoire des supposées révélations coraniques de Mahomet, selon ce qu’en racontent les traditions islamiques telles que les présente la Biographie du Prophète d’Ibn Hishâm, écrite deux siècles après les faits prétendus. En d’autres termes, l’islamologie universitaire franco-allemande – puisque la Geschichte des Qorâns avait pour origine un concours de l’Académie des Belles Lettres de Paris organisé entre autres par Renan – s’interdisait dès le départ tout regard critique sur les origines historiques et religieuses de l’islam. Voilà qui était évidemment paradoxal de la part de rationalistes habitués à dénier toute valeur au Nouveau Testament au nom de l’esprit critique et de la « raison ».

C’est donc en marge ou en dehors de l’islamologie officielle que la recherche a progressé et que la réalité historique a fini par apparaître. On ne peut pas reprendre ici les noms de tous ceux qui y ont contribué, mais citons quand même l’archimandrite Dora-Haddad, Patricia Crone et Alfred-Louis de Prémare. La synthèse de ces travaux, qui constitua ma thèse doctorale en 2004, permit de reconstruire le puzzle dont beaucoup de chercheurs n’avaient que diverses pièces, notamment en matière de coranologie. Le résultat fournit un tableau tout différent de celui de la légende musulmane de Mahomet, dont les invraisemblances et les incohérences ont amené certains chercheurs à penser que le personnage n’a pas dû exister. Ainsi en est-il du chercheur turco-allemand Mohammed Kalish en 2008. Mais cette hypothèse est inutile : un personnage historique ayant reçu le surnom de Muhammad a bien existé, et on sait qu’il a joué un rôle militaire. Pour autant, le Coran n’a pas de rapport direct avec lui, même si le texte actuel mentionne son nom : il n’en était pas ainsi dans les feuillets primitifs. Celui qui était surnommé Muhammad n’a jamais prétendu apporter quoi que ce soit de nouveau, et il ne travaillait pas pour son propre compte ; en revanche – et ce n’est pas le moins surprenant –, il annonçait que « le-messie-Jésus » (c’est une expression fréquente dans le Coran) allait redescendre incessamment du Ciel ; plusieurs sources contemporaines l’attestent. Il n’était d’ailleurs pas seul à le croire à ce moment-là : c’était l’espérance de tout un mouvement antérieur de plusieurs siècles. Enfin, il n’a jamais mis les pieds à La Mecque, dont, au reste, l’existence soulève d’immenses problèmes, au contraire de Médine par exemple qui est une ville-oasis très connue à cette époque sous le nom de Yathrib. Ceci nous donne un aperçu des découvertes étayées qui rendent compte rationnellement de la totalité du dossier islamologique et qui sont disponibles depuis 2005.

Ces perspectives nouvelles, dont les données et les analyses n’ont été contestées par personne, ouvrent une vraie compréhension de l’islam et de sa visée fondamentale, qui est théologique et relative à la conquête du monde [3]. Une telle compréhension nouvelle devrait permettre de refonder le « dialogue islamo-chrétien » sur d’autres bases, et d’abord de libérer notre culture de ses blocages idéologiques islamophiles très anciens. L’annonce de la foi pourra en être facilitée, et c’est bien une telle annonce qu’appelait tout récemment de ses vœux la Somalienne Ayaan Hirsi Ali [4], précédemment députée au Parlement des Pays-Bas mais réfugiée aujourd’hui aux États-Unis mais – elle se dit athée et a fui à cause des menaces de mort proférées contre elle par des musulmans fanatiques des Pays-Bas.

Une grande espérance s’ouvre donc, face à et malgré un défi qui s’est aggravé : depuis ces dix dernières années, l’influence des pétrodollars saoudiens dans les institutions universitaires, médiatiques ou même parfois politiques ont amené un blocage supplémentaire, qui n’est pas sans avoir une certaine influence sur les intellectuels de l’Église. Ainsi, il apparaît qu’à la question : L’Église offre-t-elle actuellement au monde politique les lumières dont il aurait besoin ?, la réponse ne soit pas vraiment positive. On y travaille cependant.

© Espace Bernanos, 16 mars 2011, Fondation de Service politique.

[1] Voir http://www.eecho.fr/wp-content/uploads/Salut_et_Descente_aux_enfers.PDF.
[2] À ce sujet, voir cet article qui manque sans doute parfois de nuances mais pas de données étayées : http://forumarchedemarie.forumperso.com/t3345-le-dialogue-islamo-chretien
[3] Pour rappel, islam veut dire soumission et rien d’autre, et muslim veut dire soumis.  Ce n’était pas le nom que portaient les « proto-musulmans » (ils s’appelaient « ceux qui ont fait l’Hégire » – un terme qui mériterait lui-même des explications), mais c’est en tout cas le nom – et donc la définition – qu’ils ont eux-mêmes choisi au tournant du VIIIe siècle (les mots sont dans le Coran au sens de soumission et de soumis).
[4] En mars 2011 à Melbourne. Voir http://www.dailymotion.com/video/xh8vs8_ayaan-hirsi-ali-vo-sous-titree_news#from=embed.

Une réflexion sur « Islam et laïcité : le blocage théologique »

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