La sécheresse contemplative

« C’est avec saint Jean de la Croix que je vis »

« Dans le fond de mon âme, c’est avec saint Jean de la Croix que je vis » 1. Cette affirmation du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus est significative d’une parenté spirituelle entre lui et saint Jean de la Croix. Tous ceux qui ont vécu au contact du fondateur de l’Institut Notre-Dame de Vie savent pourtant combien il est difficile de dire, parmi les Maîtres du Carmel, auquel allait sa préférence. Il appelle saint Jean de la Croix son « maître », sainte Thérèse d’Avila, sa « mère » et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, « une amie d’enfance ». On répète souvent que son grand livre Je veux voir Dieu est une synthèse des trois. Ce jugement contient une part de vérité mais il voile le génie personnel de l’auteur. Son chapitre intitulé « Sécheresse contemplative » dans Je veux voir Dieu va le mettre en relief. Consacrer un chapitre entier à cette forme d’oraison montre que le Père Marie-Eugène lui accordait une importance très grande dans la vie spirituelle. Or il ne s’y trouve que sept citations explicites de saint Jean de la Croix avec référence en bas de page, dont six de la Vive Flamme et une seule de La Montée du Carmel.

Avant d’aborder notre sujet, remarquons encore que l’expression « sécheresse contemplative » ne se trouve nulle part dans les œuvres de saint Jean de la Croix. Les expressions les plus proches se trouvent dans La Montée : « contemplation obscure, accompagnée de sécheresse » 2 et surtout dans la Nuit Obscure : -nuit contemplative » 3, « nuit sèche et obscure » 4, et enfin : « la sécheresse purificatrice » 5. Il est donc vraisemblable d’en déduire que l’expression « sécheresse contemplative » est du Père Marie-Eugène lui-même. C’est d’ailleurs ce qui ressort de la première ligne de son chapitre : « Sécheresse contemplative, tel est le nom que nous avons donné aux premières formes de la contemplation décrites par saint Jean de la Croix » 6. De fait, ce dernier a très longuement décrit des états psychologiques de sécheresse et de nuit, mais c’est le Père Marie-Eugène qui en a fait une oraison spécifique à laquelle il a donné un nom.

Le Père Marie-Eugùne constate que « le contemplatif de notre époque est généralement attiré par le climat san-johannique parce qu’il y trouve plus d’affinité avec sa propre expérience » et que c’est « vers saint Jean de la Croix qu’est allée la grande et puissante contemplative que fut sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus » 7. Ailleurs, il écrit : « lorsque les âmes ont fait quelques progrès dans l’oraison, d’une façon générale elles se trouvent plus à l’aise dans le climat sec de la contemplation san-johannique » 8.

Aussi le Père Marie-Eugène semble-t-il vouloir s’attarder davantage que son maître sur cette étape de la vie spirituelle à laquelle il a cru devoir donner un nom. En cette sécheresse, il impose à l’âme un double devoir : « respecter l’action de Dieu et la compléter ». Nous y reviendrons ; mais il précise immédiatement : « Saint Jean de la Croix se plaît à insister sur le premier devoir au point de paraître négliger le second ». Il justifie pleinement cette insistance du docteur mystique. « L’accent mis par saint Jean de la Croix sur le respect de l’action de Dieu par le silence répond donc à un besoin particulier de ces âmes ». Et il ajoute : « Il n’implique pas d’ailleurs la méconnaissance du devoir de coopération active » 9. Ailleurs, il note : « Saint Jean de la Croix excelle à mettre en relief le premier de ces devoirs » 10 ; et encore, évoquant les progrès spirituels : « A tous les degrés de cette ascension, le saint Docteur revient sur la part prépondérante et essentielle de l’action de Dieu » 11.

Il appartenait à saint Jean de la Croix d’insister sur le premier devoir de l’âme, bien qu’il ne méconnût pas le second. Le Père Marie-Eugène, en plein accord avec lui, a cru bon d’expliciter de façon particulière ce devoir de compléter l’action de Dieu. C’est ce que nous voulons brièvement dégager après avoir fait remarquer comment le paragraphe de Je veux voir Dieu intitulé « Double devoir » est rédigé : une première partie consacrée au premier devoir s’appuie exclusivement sur saint Jean de la Croix ; la seconde, consacrée au « complément d’activité » que l’âme doit fournir, ne contient aucune mention du Docteur mystique et s’appuie entièrement sur sainte Thérèse d’Avila. Or, l’oraison contemplative décrite par la sainte Réformatrice est l’oraison de quiétude. Pour la sécheresse contemplative, le Père Marie-Eugène met l’accent sur l’attitude de l’âme et sa coopération à l’action de Dieu. Il considère en effet, que c’est « un point très important de la vie spirituelle, sur lequel on ne jettera jamais trop de lumière, pour aider les âmes à le franchir » 12.

En nous appuyant désormais sur la pensée du Père Marie-Eugène, notre exposé sur la « sécheresse contemplative » voudrait aussi aider ceux qui sont appelés à connaître cette forme de contemplation si déroutante et pourtant la plus commune, qu’ils vivent dans un cloître ou sur les boulevards. Cette oraison est la plus habituelle, telle est la première affirmation qui va nous faire saisir l’enjeu considérable de l’enseignement de ce « maître spirituel pour notre temps », comme on l’a appelé à juste titre13.

L’oraison de toute une vie

« Lorsque l’âme aura dépassé ces régions de commençants et tant qu’elle ne sera pas parvenue à l’union parfaite, ces premières oraisons surnaturelles, quiétude et sécheresse contemplative, seront son climat habituel, la base où Dieu ira la prendre parfois pour l’élever plus haut, le fond sur lequel elle reviendra promptement s’établir, car les emprises de Dieu plus qualifiées, l’union parfaite exceptée, ne sauraient être que passagères » 14.

Ainsi, la sécheresse contemplative est, selon le Père Marie-Eugène, l’oraison de toute une vie. L’expérience des directeurs spirituels souscrit volontiers à ce jugement. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, la plus grande sainte des temps modernes, en est la plus belle confirmation. Elle revient continuellement dans ses Manuscrits sur le climat de sécheresse de ses oraisons. Une lettre à sa sœur résume son oraison : « Rien auprès de Jésus. Sécheresse !… Sommeil ! »15. Dans la parabole du « petit oiseau » qui est une description remarquable de la sécheresse contemplative, elle écrit :

« Aussi longtemps que tu le voudras, ô mon Bien-Aimé, ton petit oiseau restera sans forces et sans ailes, toujours il demeurera les yeux fixés sur toi, il veut être fasciné par ton regard divin… » 16.

« Sans forces et sans ailes » exprime l’impuissance, premier signe que donne saint Jean de la Croix de l’entrée dans la contemplation. Quant au regard « toujours fixé » sur Dieu, c’est la définition même de la contemplation, selon saint Thomas : « Simplex intuitus veritatis », un regard simple sur la vérité.

La description de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui avait paru enfantine à l’entourage de la petite Sainte ainsi qu’à de grands personnages, avait tenu en arrêt le Père Marie-Eugène dès qu’il eut connaissance de ce texte, confirmant sa certitude que la petite Thérèse était une grande contemplative. Ce texte ne nous retiendra pas car il n’est qu’une description de la contemplation parmi d’autres possibles et il ne s’agit pas pour nous de chercher à reproduire des expériences psychologiques. Comme le fait remarquer le Père Marie-Eugène dans son enseignement oral aux membres de l’Institut Notre-Dame de Vie, l’expression « sécheresse contemplative » est un « terme générique qui comprend une multitude d’états différents… » et il ajoute : « La variété en est plus grande que celle du parfum des fleurs ou des fruits ». Ceci est d’ailleurs conforme à l’enseignement de Je veux voir Dieu :

« Rien d’aussi varié que les grâces des saints, les voies que Dieu leur impose et leurs expériences du surnaturel. Les signes de l’intervention divine, donnés par nos maîtres ès science mystique sont certains et constants, mais sous des formes et en des climats spirituels si différents qu’il faudra savoir les découvrir » 17.

Les descriptions psychologiques sont utiles, mais pour nous guider efficacement, en des climats spirituels si différents, il est préférable de partir de la nature de la contemplation. Sa perfection consiste à recevoir de Dieu Amour une participation créée de son amour qui nous divinise progressivement jusqu’à l’« union transformante ». « Comme la bûche jetée dans un brasier » où « elle est transformée en feu par les flammes du feu consumant qui est Dieu ». Plénitude de l’amour, possible sur la terre et qui n’est autre que la sainteté réalisée.

Cette excellence de la contemplation est pourtant accompagnée de deux difficultés principales que nous allons essayer de détailler pour apporter un peu de lumière rassurante sur ces « régions sans sentier ». Le contemplatif en effet ne doit pas se laisser déconcerter ni par l’agitation intérieure des facultés, si contraire au silence intérieur qu’on suppose toujours trouver dans la contemplation, ni par la découverte du péché en soi et des tendances qui y conduisent. Le devoir de coopération en cette agitation d’une part et en cette découverte du péché d’autre part, formera les deux parties de notre exposé. Elles ne sont négatives, apparemment, que par rapport à l’âme, parce que dans la contemplation celle-ci n’expérimente pas Dieu directement, ni son action mais seulement le résultat de cette action dans la conscience psychologique. Le Père Marie-Eugène va même jusqu’à écrire : « Si l’expérience négative fait défaut, on peut douter légitimement de la réalité de l’action de Dieu » 18.

1 – CE MÉLANGE DE SILENCE ET DE BRUIT

Rappelons d’abord la cause de la sécheresse : « Pendant la contemplation et par elle, la lumière et l’amour descendent sur l’âme ; c’est l’abondance de la lumière ainsi que l’inadaptation des facultés qui produisent la sécheresse et la non-perception » 19.

Il est donc nécessaire de le souligner : « La sécheresse contemplative est un bien » 20.

Respecter l’action de Dieu et la compléter

Le Père Marie-Eugène reprend les textes de saint Jean de la Croix qui décrivent le changement d’attitude que doit opérer celui que Dieu introduit dans la contemplation. L’analyse du Père Marie-Eugène, conduite avec une finesse remarquable, fournit des directives d’une précision psychologique que nous ne trouvons pas à un tel degré pour cette étape de la vie spirituelle chez le Docteur mystique, inégalable quand il met en lumière les principes.

« La contemplation surnaturelle impose à l’âme des devoirs nouveaux. Jusqu’à présent, l’âme devait se diriger et s’activer. Désormais son premier devoir est de respecter et de favoriser les interventions divines, de se montrer docile et silencieuse en soumettant son activité à celle de Dieu. À ne point adopter cette attitude d’abandon paisible que Dieu exige d’elle, l’âme risque de blesser la Miséricorde divine qui s’est penchée sur elle, d’arrêter le flot des communications divines et par conséquent de ne pas profiter des grâces qui lui viennent par la contemplation » 21.

Quand la contemplation n’est pas parfaite, l’abandon ne saurait suffire. Un double devoir s’impose : « respecter l’action de Dieu et la compléter » 22. La plus grande difficulté réside précisément dans l’antinomie entre le respect de l’action de Dieu qui exige « abandon paisible et silencieux » et le devoir de coopération active. Dès les premières formes d’ « oraison simplifiée » que le Père Marie-Eugène définit comme « un regard actif dans le silence » notre maître précise « il convient donc de ménager à la fois l’activité et le silence » 23. À l’étape qui nous intéresse, le même équilibre doit être maintenu ; le Père Marie-Eugène condamne tout autant l’activisme intellectuel que la passivité pure en rappelant la valeur de l’acte de foi qui, seul, fait rester en Dieu :

« En cette sécheresse qui ressemble parfois à la mort, l’âme doit être affermie contre l’activisme intellectuel qui cherche un aliment en la pensée distincte et contre le découragement qui s’affaisse dans la passivité complète. Elle doit tenir sa foi éveillée, droite, pure, dégagée de tout, telle une antenne dressée au-dessus de tous les bruits du monde pour recueillir les ondes de l’infini » 24.

L’imagination a coutume d’être vagabonde

Mais, ici, la sécheresse rend difficile le maintien de cet équilibre. Le silence est, en effet, le climat intérieur dont la contemplation a besoin pour exister et donner ses fruits. Le Père Marie-Eugène le sait et se plaît à souligner combien saint Jean de la Croix insiste sur cette attitude d’abandon et de silence. Il cite plusieurs textes de son maître : l’âme doit « se conduire d’une manière passive, sans faire par elle-même le moindre effort » ; elle doit « être libre, tranquille, pacifique et pleine de sérénité à l’exemple de Dieu » 25. La réalité est cependant tout autre. Qui connaît une telle sérénité, une telle tranquillité ? L’agitation des facultés est bien le lot commun :

« C’est le sens bruyant et lourd dans sa marche, note le Père Marie-Eugène, qui fait obstacle à la réception parfaite du souffle de l’Esprit Saint. » 26.

Saint Jean de la Croix sait bien que « l’instabilité de l’imagination au milieu de ce recueillement a lieu au déplaisir de l’âme, qui n’y donne pas son consentement et souffre devoir troubler sa paix et sa jouissance » 27

mais il ne s’étend pas sur le remède à trouver pour supporter ce bruit. Or l’absence du silence est le plus grand obstacle que le contemplatif trouve dans son oraison et particulièrement dans la sécheresse contemplative qui est souvent très agitée intérieurement. Cette agitation est pourtant considérée par saint Jean de la Croix comme un des signes d’entrée dans la contemplation. Voici en effet ce qu’il écrit dans le livre 2 du chapitre 11 de la Montée, en traitant du deuxième signe : « L’imagination a coutume d’être vagabonde, même quand l’âme jouit d’un profond recueillement ». C’est sans doute le texte le plus concis pour exprimer que le vagabondage de l’imagination est inhérent à la contemplation. Il importe de souligner que l’imagination se situe dans la région du « sens » et non pas dans la région de l’« esprit » ou, comme dit sainte Thérèse d’Avila, « dans les demeures les plus rapprochées » de Dieu.

Notons que toutes les formes de contemplation – quiétude et sécheresse contemplative – font expérimenter cette souffrance. Sainte Thérèse d’Avila qui a surtout connu des oraisons de quiétude tient le même langage quand elle écrit dans les quatrièmes Demeures du Château :

« D’un côté, je voyais, ce me semble, toutes les puissances de mon âme absorbées en Dieu et recueillies en lui ; d’un autre côté, l’imagination se trouvait dans un trouble complet ; j’en étais tout interdite ».

Et elle poursuit :

« Nous ne considérons pas qu’il y a tout un monde intérieur au-dedans de nous. Or, de même que nous ne pouvons pas arrêter le mouvement du ciel qui est emporté avec une rapidité prodigieuse, de même nous ne pouvons arrêter notre imagination ».

Mais elle conclut :

« Peut-être cependant que l’âme lui est unie tout entière dans les demeures qui sont les plus rapprochées de la sienne, tandis que l’imagination est dans les avenues du château… Ainsi donc nous ne devons ni nous troubler, ni abandonner l’oraison » 28.

La conclusion est formelle : il ne faut pas abandonner l’oraison sous prétexte que nous sommes dans la nuit et que nous y connaissons un cinéma intérieur qui semble incompatible avec la contemplation.

Mais « que faire pour apaiser ce bruit ? » se demande le Père Marie-Eugène.

Affirmons d’abord que si ces distractions ne sont pas volontaires, un acte de notre vertu théologale de foi nous fixe certainement en Dieu, aussi longtemps que nous le prolongeons. Dans ce contact de foi, Dieu ne peut pas ne pas se donner parce qu’il est Amour, c’est-à-dire « bien diffusif de lui-même ». Cet acte de foi, sans faire cesser ce bruit dans la région du « sens », nous oriente vers la « cellule » la plus intime de nous-même, « la région paisible de l’esprit » où Dieu habite dans la paix. Le Père Marie-Eugène rappelle ici tout l’enseignement de saint Jean de la Croix sur la vertu théologale de foi. Mais il précise qu’en cette sécheresse contemplative, si le regard de foi doit être « paisible », son exercice est « subtil ».

Difficultés qui mettent à la torture les âmes contemplatives

C’est ici que les lois psychologiques deviennent importantes à cause de leur caractère déconcertant. Voici ce que le Père Marie-Eugène écrit à ce sujet :

« … La réalisation du silence intérieur est hérissée de difficultés qui mettent à la torture les âmes contemplatives. Un certain progrès réalisé est suivi d’une régression angoissante, d’une impossibilité quasi absolue de discipliner les facultés autrefois dociles à l’oraison. L’âme s’inquiète, s’agite. Les erreurs de tactique sont fréquentes, favorisées d’ailleurs par maints préjugés courants sur la pacification intérieure qui accompagne le progrès spirituel.

Sainte Thérèse (d’Avila) nous détaille maintes fois ses souffrances sur ce point et nous assure qu’elles furent augmentées par son ignorance de certaines lois de la psychologie et de l’action de Dieu… » 29.

L’absence de silence intérieur met à la torture les âmes contemplatives ! Le Père Marie-Eugène parle d’une impossibilité quasi absolue de discipliner lés facultés de l’âme qui entraîne des « erreurs de tactique fréquentes ». Notre maître, qui ne veut pourtant pas nous décourager insiste une fois encore au contraire sur la complexité de la conduite à tenir. Il commence par affirmer dans le chapitre qui nous intéresse :

« C’est une guerre d’usure sans profit et néfaste que celle que l’on mène contre des forces qu’on ne peut dominer en soi. Telle est l’agitation des facultés en cette sécheresse contemplative. À lutter contre elle avec violence, on épuiserait promptement ses forces et on troublerait les opérations pacifiques de la contemplation » 30.

Dans le chapitre sur « Le silence », il avait déjà écrit : « la lutte directe est inutile et nuisible » car « si l’âme court après les facultés bruyantes, elle perd le contact de Dieu et risque fort de perdre la contemplation » 31. Et il concluait :

« Tel est le problème du silence, complexe et subtil à dérouter toute analyse. Cet exposé nous laisse pour le moins entrevoir combien le pratiquer est un art difficile, presque décevant. À vouloir faire régner la paix en des régions où se rencontrent l’action directe de Dieu, l’influence du démon, les impuissances de la faiblesse humaine et les réactions de nos tendances, l’effort le plus généreux ne saurait éviter les maladresses, les fautes, et souvent la souffrance et l’échec apparent. Aussi bien est-ce par l’humiliation et la patience, plus que par les habiletés d’un art cependant nécessaire, que l’âme triomphera en attirant la miséricorde qui purifie, guérit et apaise » 32.

Puisqu’il est quasi impossible de faire cesser ce bruit, notre acte de foi doit s’efforcer de le négliger, de le contourner ou de le traverser. Cet acte de foi ne sera pas toujours possible tellement le bruit est obsédant et envahit tout l’être.

« Que faire alors, se demande le Père Marie-Eugène, sinon gémir humblement vers Dieu pour qu’il vienne délivrer l’âme en l’apaisant » 33.

Et il affirme en un raccourci saisissant : « la patience est le seul remède efficace » 34.

Nous le voyons, cette insistance sur le bruit intérieur et sa description concrète sont propres au Père Marie-Eugène. Son expérience de directeur spirituel lui a confirmé non seulement l’affirmation de saint Jean de la Croix sur les divagations de l’imagination au sein même de la contemplation, mais a aussi fait naître en lui un sentiment de pitié pour « ces âmes contemplatives mises à la torture » et qu’il veut aider en leur conseillant « quelques influences apaisantes » pratiques et à la portée de tous35.

L’art de tenir sa foi éveillée, au-dessus de tous les bruits

« Les petites industries pour négliger le bruit du sens et y apporter parfois quelque apaisement » tiennent en effet une si grande place dans Je veux voir Dieu, que l’oraison de sécheresse contemplative pourrait sembler ne consister qu’en cela ! Ce n’est qu’une impression. La collaboration de l’homme à l’action de Dieu dans l’oraison de sécheresse consiste positivement à « tenir sa foi éveillée… au-dessus de tous les bruits », car la foi réalise l’union divine dans la paix des profondeurs. Ces influences ne veulent qu’apaiser la psychologie humaine pour faciliter l’acte de foi qui seul compte. Il faut d’ailleurs reconnaître que ces industries n’ont qu’une valeur relative :

« Trouver les moyens qui assurent cette heureuse évasion est un art. Ces moyens sont différents suivant les âmes et leur efficacité n’est souvent qu’éphémère. Chacun doit chercher ceux qui lui conviennent et les changer lorsqu’ils sont usés. C’est dire que les indications qui vont suivre apporteront des suggestions plutôt que des conseils précis »36.

Plus loin, il fait remarquer que :

« Tout choix prématuré de méthodes ou de moyens pourrait être funeste ou gênant » 37.

Le premier remède signalé est la récitation lente de quelque prière aimée. Tous sont appelés à en faire l’expérience, à la suite de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui écrit :

« Quelquefois lorsque mon esprit est dans une si grande sécheresse qu’il m’est impossible d’en tirer une bonne pensée pour m’unir au Bon Dieu, je récite très lentement un « Notre Père » et puis la salutation angélique ; alors ces prières me ravissent, elles nourrissent mon âme plus que si je les avais récitées précipitamment une centaine de fois » 38.

Il n’est pas nécessaire que ces prières vocales nous « ravissent », il suffit qu’elles nous recueillent et qu’elles nous permettent de renouveler un acte de foi ou de le prolonger.

« Le choix de la prière, précise le Père Marie-Eugène, peut être d’une grande importance. Celle qui placera les facultés dans l’atmosphère même de la contemplation actuelle sera excellente… L’unité de l’âme se fera ainsi, au moins un instant, et avec elle l’apaisement ».

Et il ajoute cette remarque si importante qui rappelle le but :

« L’agitation reviendra peut-être, mais c’est beaucoup gagner que de gagner du temps. C’est même tout gagner, car il s’agit moins de supprimer toute agitation (rappelons-nous que c’est impossible) que de permettre à l’âme de maintenir ou de reprendre le contact, malgré tous les obstacles, avec Celui qui la tient sous son ineffable clarté » 39.

L’influence apaisante de l’Eucharistie vient en bonne place aussitôt après ; de même « l’attitude du corps pendant l’oraison n’est pas indifférente » mais il nous paraît inutile d’énumérer et d’analyser les autres « industries » puisqu’elles sont si peu satisfaisantes. Mieux vaut conclure avec le Père Marie-Eugène : il s’agit non de

« méthodes à adopter, mais d’une leçon de cette souplesse dont l’âme doit user, un exemple de la variété des moyens adaptés à ses goûts et aux circonstances, moyens qu’elle doit savoir découvrir pour tenir vaillante, paisible et éveillée en sa foi, et s’ouvrir à toute la puissance de la lumière divine qui lui arrive ».

Et nous en arrivons au point le plus important déjà évoqué et sur lequel le Père Marie-Eugène revient sans cesse:

« Car c’est bien de cela qu’il s’agit, uniquement de cela : veiller paisiblement dans la foi, face à la Sagesse d’amour dont la présence est signalée par cette obscurité, en ce mélange de silence et de bruit – quelle antinomie ! – et qui de la nuit fait jaillir des sources vivifiantes et transformantes » 40.

Oui, « c’est bien de cela qu’il s’agit uniquement » : la fécondité merveilleuse de la contemplation qui fait « jaillir des sources vivifiantes et transformantes ». Progressivement l’âme devient comme une « éponge plongée dans l’océan » et qui est « imbibée des eaux pures de la fontaine d’eau vive » 41.

On fait comme on peut… et Dieu fait le reste

Cette analyse pourrait sembler trop décourageante pour le plus grand nombre ; voici donc, pour conclure cette première partie, une directive rassurante du Père Marie-Eugène, donnée, dans son enseignement oral, avec humour mais sans trahir la vérité ni supprimer l’énergie persévérante nécessaire :

« … L’oraison n’est pas un exercice de gymnastique suédoise selon le rythme du maître, dirigé par son coup de sifflet ou d’une autre façon, l’oraison est un contact avec Dieu. Quand on a pris contact avec Dieu, on fait comme on peut, on réagit aussi surnaturellement qu’on peut, et Dieu fait le reste » 42.

« On fait comme on peut ! » Ne pensons pas à une solution de facilité – faire comme on peut ne veut pas dire agir n’importe comment. Le Père Marie-Eugène a bien précisé : « on réagit aussi surnaturellement qu’on peut », c’est-à-dire avec la vertu surnaturelle de foi, en persévérant dans le renouvellement de l’acte de foi, avec la certitude que « Dieu fait le reste ». Dieu se donne, il infuse en moi son amour, il fait grandir l’amour divin que l’Esprit Saint a déposé dans mon âme au moment de mon baptême. Ma grâce baptismale est en effet susceptible de croissance, comme le suggèrent les principales paraboles du Royaume : le grain de sénevé, la plus petite des graines qui devient la plus grande des plantes potagères. Peu importe que, dans les « faubourgs de l’âme », il y ait beaucoup de bruit comme sur le périphérique d’une ville, pourvu qu’au centre il y ait le silence qui permet à Dieu de se diffuser. La croissance spirituelle ne fait pas plus de bruit que la croissance de la graine. « Car Dieu parle dans le silence et seul le silence paraît pouvoir exprimer Dieu », écrit le Père Marie-Eugène 43, alors qu’il commente le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix 44.

Tentation de se livrer à la passivité totale

Parfois, le bruit se transforme en un « calme plat plus déconcertant encore que l’agitation des facultés ». En effet, ce « calme absolu crée la certitude de l’absence de la Réalité divine dont l’âme est assoiffée » 45.

En ces oraisons de sécheresse, la tentation est de ne rien faire et de se livrer à une passivité totale, alors qu’une activité est nécessaire, ainsi que le recommande le Père Marie-Eugène :

« Ce qui importe dans ces oraisons de sécheresse, comme dans l’oraison de quiétude, c’est de maintenir l’activité de la foi. Trop facilement, parce que vous n’avez rien, vous ne faites rien. Maintenir votre foi éveillée ; cela par une activité sans agitation, par une activité paisible, dans le repos. Si forts que soient l’action de Dieu, le recueillement et la paix, si grande que soit l’impuissance, vous devez faire des actes de foi vers Dieu au plus profond de votre âme. « Mais Dieu me repousse ». – Vous avez des yeux pour le regarder. Pensez à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Je le regarde, je n’attends pas qu’il se montre ». Elle avait la foi éveillée. Si les âmes n’arrivent pas, c’est qu’elles n’ont pas ce regard de foi… » 46.

Le Père Marie-Eugène n’hésitait pas à tenir le langage suivant aux membres de son Institut :

« (Le temps de votre formation) doit être consacré à vous faire connaître les mœurs du Bon Dieu, à vous faire vivre avec Lui, à vous faire connaître ses habitudes, ce qui peut vous aller un peu moins.

« Votre vie n’est pas seulement destinée à créer la fidélité à l’oraison, elle est destinée à vous faire connaître le Bon Dieu, à vous faire savoir comment il traite les gens qu’il aime bien, en les caressant et en les écrasant, en les laissant dans la sécheresse.

« L’erreur de certaines vies spirituelles, c’est de s’habituer aux bons traitements. On s’habitue facilement aux lumières, aux consolations, à savourer. La deuxième chose est plus difficile à apprendre… Ne rien recevoir pendant des semaines, des mois, rester en face du Bon Dieu sans rien recevoir de Lui, n’avoir que l’expérience de sa misère… »

Sans cesse revient dans ces pages du Père Marie-Eugène l’enseignement de saint Jean de la Croix sur la valeur du regard de foi qui « donne Dieu lui-même ». Cette attitude de foi est en effet le fond sur lequel s’appuie toute la doctrine du saint docteur. Le Père Marie-Eugène la reprend intégralement ; mais quand il évoque l’expérience que l’âme fait de sa misère en cette sécheresse contemplative, son analyse psychologique est du plus haut prix.

2 – LA DÉCOUVERTE DU PÉCHÉ EN SOI

Au bruit intérieur causé par l’agitation des facultés, spécialement de l’imagination qui « a coutume d’être vagabonde », s’ajoute la découverte des profondeurs du péché en nous et des tendances qui y conduisent, venant alourdir le climat de cette oraison. Ces deux difficultés caractérisent la « sécheresse contemplative ». Elles sont distinctes, mais elles créent un « marasme généralisé » dans lequel l’âme a pourtant la lumière pour comprendre que c’est l’heure de l’ascèse absolue.

Un état d’impureté foncière

L’expérience de sa misère est un résultat de la sécheresse contemplative. Saint Jean de la Croix décrit cette expérience par l’image du rayon de soleil qui éclaire la poussière ou par la flamme qui noircit et fait fumer la bûche. Il s’agit d’une loi qu’il est bon de connaître, ainsi qu’elle est exprimée dans Je veux voir Dieu :

« Quelle que soit la sécheresse de la contemplation dont l’âme jouit en cette période, la lumière de Dieu n’en est jamais absente. Cette lumière déchire rarement la nuit à la façon d’un éclair. Elle éclaire parfois l’âme sur Dieu, et toujours sur elle-même » 47.

Cette lumière est redoutable :

« D’ordinaire, écrit le Père Marie-Eugène, la lumière découvre le fond mauvais de l’âme en ses profondeurs, ce « péché » au sens paulinien du mot, dont les ramifications pénètrent en toutes les facultés et dont l’influence s’étend à tous les actes. Ces lumières, par leur précision, par la masse de péché qu’elles découvrent et surtout par les profondeurs nouvelles et vivantes qu’elles atteignent et qu’elles blessent, déconcertent l’âme » 48.

Mais il ajoute immédiatement :

« Ces lumières sont bien une manifestation de la sollicitude du Maître intérieur ».

Dans les retraites prêchées, le Père Marie-Eugène insistait davantage :

« Autrefois, l’âme goûtait quelque chose : lumière ou paix ; maintenant elle ne connaît plus que sécheresse et obscurité de plus en plus grande…

Elle a une vue nette du péché. Ce n’est plus cette atmosphère brumeuse du péché, ce brouillard sur l’âme qu’elle a pu observer dans une période précédente, non ! c’est le péché lui-même: l’orgueil bien réel, l’égoïsme bien réel, la tendance qui est au fond… orgueil ou égoïsme, elle ne peut pas dire que c’est un péché, non ! mais c’est pis parce que c’est plus terrible qu’un acte, c’est un état d’impureté foncière » 49.

Cette découverte est douloureuse et déconcertante. Soulignons pourtant que cette lumière est déjà purificatrice, dès l’entrée dans la contemplation, même si le texte du Père Marie-Eugène que nous citons est plus adapté à la nuit de l’esprit :

« Semblable à la charrue qui déchire les entrailles de la terre, arrache et soulève les mauvaises herbes avec leurs racines, et les étend brisées et desséchées à la surface du sol, cette lumière découvre les profondeurs de l’âme et, mettant à nu les tendances, déjà les détruit. La psychanalyse ne prétend-elle pas faire disparaître les tendances psychologiques en les arrachant à l’obscurité du subconscient qui les protège ? Cette lumière, par les clartés qu’elle projette sur les vices enracinés dans l’âme et sur la poussière de leurs manifestations dans les actes de la vie ordinaire, est donc déjà purificatrice » 50.

Le Père Marie-Eugène reprend donc l’enseignement de saint Jean de la Croix dans la Nuit Obscure et la Vive Flamme. Notre saint Docteur décrit admirablement ce duel entre la lumière divine et « les maladies de l’âme », qui est un effet de la miséricorde de Dieu.

Cette lumière a un effet directement positif : non seulement elle éclaire sur les tendances mauvaises mais fait naître en l’âme des sentiments nouveaux. Saint Jean de la Croix en énumère quelques-uns « qui découlent tous de la connaissance de soi comme de leur source et de leur origine » : la découverte de la transcendance de Dieu et du respect qui lui est dû ; « l’humilité spirituelle » ; l’amour du prochain ; la pratique des vertus51. Le Père Marie-Eugène cite ces textes de saint Jean de la Croix, et il termine ainsi, montrant à, nouveau son souci d’éclairer l’âme sur l’activité qu’elle doit fournir :

« Mais pour que les combats douloureux et paisibles qu’il livre se transforment en triomphes, la coopération de l’âme est nécessaire en cette nuit active dont il nous reste à parler » 52.

Cette coopération ne sera que la réponse à des exigences qui jusque-là effarouchaient l’âme. Avant de nous étendre sur cette réponse, précisons tout de suite qu’il ne faut pas abandonner l’oraison : c’est la première et indispensable coopération.

Ne pas fuir Dieu

« Quelle conduite doit tenir l’âme en cet état ? » se demande le Père Marie-Eugène. Sa réponse est claire :

« D’abord tenir sous l’action de Dieu ; ne pas la fuir… Mais par moments la souffrance d’aller vers Lui et de ne rien trouver que soi et son péché est si grande que la tentation vient de fuir. Non ! il ne faut pas fuir la justice et le poids de Dieu ; il ne faut pas éviter son regard et sa lumière. L’âme doit rester fidèle à son oraison… Si l’âme se laisse détourner de l’oraison, elle perd tout ; cela l’éloigne de Dieu, donc de la lumière de sa purification, de l’envahissement de charité divine… Il faut donc tenir à tout prix, malgré la souffrance, la sécheresse, l’obscurité et le tout ensemble, malgré l’ébranlement des sens, l’angoisse, le vide, la fatigue et même la maladie. Il faut tenir, c’est l’essentiel… « Mais je ne pourrai pas tenir ! » Dire cela, c’est déjà manquer d’espérance. Il ne s’agit pas de savoir si l’on peut ou non, il s’agit de tenir. Là seulement est la paix » 53.

« La grande loi, c’est que la Sagesse d’Amour a pris la direction de l’âme. Cette Sagesse qui agit pendant l’oraison, agit aussi en dehors de l’oraison ; elle a pris charge de l’âme, elle est là, vivante lumière, elle agit directement et réduit l’âme à l’impuissance ; il faut la laisser faire et c’est à son contrôle que nous devons marcher. La Sagesse doit m’éclairer ( … ) je vois que je suis un orgueilleux, un égoïste qui attire tout à lui, ne vit que pour lui, qui a donné aux autres par un besoin personnel. Je vais m’examiner sur ce point et je verrai que c’est bien vrai : j’ai organisé ma vie pour moi, mon action dans l’apostolat est entachée d’égoïsme » 54.

Cette découverte de mon orgueil et de mon égoïsme ne doit pas me faire illusion : « C’est bien vrai ». Mais c’est la lumière de la Sagesse d’Amour, c’est-à-dire de l’Esprit Saint qui, pénétrant dans les profondeurs de mon être, m’a montré ce qu’un examen de conscience ne saurait voir. L’ascèse à pratiquer doit en tenir compte. Celle-ci n’est plus simplement l’obéissance à un précepte extérieur ; mais une nécessité qui s’impose et sans la pratique de laquelle l’âme ne trouvera jamais la paix. Avec les spirituels, nous l’appelons « ascèse mystique », car si elle reste un acte de la volonté, elle est maintenant une coopération à l’Esprit Saint qui rend désirable l’effort à accomplir.

Une soif d’absolu nouvelle

La fidélité à l’oraison malgré la sécheresse contemplative produit un double fruit : la découverte du péché en soi et une expérience de l’absolu jusque-là inconnue.

« Semblable à une voiture dont les phares puissants guident la marche, ou mieux encore, à un astre lumineux qui éclaire lui-même sa route, Dieu, en son envahissement, projette des nappes lumineuses qui mettent en un relief saisissant les obstacles dressés sur son chemin et découvrent même les moyens à prendre pour faciliter sa progression.

« C’est ainsi qu’apparaissent non plus seulement les défauts extérieurs qui s’étalent habituellement, mais les tendances profondes qui se dissimulent. C’est une tendance d’orgueil ou d’égoïsme, inconnue sous cette forme, ou qui se recouvrait d’un motif honorable, sinon surnaturel. C’est un besoin de silence ou de soumission, un désir de don complet, qui surgissent des profondeurs obscures de l’inconscient et s’imposent exigeants et impérieux à l’attention de l’âme » 55.

Nous sommes déconcertés par le réalisme du péché que nous découvrons en nous. Mais cette découverte est accompagnée d’un besoin nouveau de silence, de don de soi, et surtout d’absolu. À la fin de l’énumération des effets positifs de cette nuit obscure, saint Jean de la Croix le note brièvement : « Le souvenir de Dieu, la soif de le servir vont croissant en elle au milieu de cette nuit » 56. Les maîtres du Carmel sont unanimes sur ce point. Avant sa conversion, sainte Thérèse d’Avila écrivait : « Je faisais oraison et je vivais selon mon plaisir » 57. Ensuite, elle dit à ceux qui refusent l’absolu : « Restez avec votre oraison mentale toute votre vie » 58. « Oraison et mollesse ne vont pas ensemble » 59. Saint Jean de la Croix est plus catégorique encore avec son sentier du RIEN, cinq fois répété. Quant à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, « elle nous enseigne, dit le Père Marie-Eugène, qu’il faut toujours « lever son petit pied », montrer constamment de l’énergie dans les voies spirituelles. Rien ne peut nous dispenser de cet effort parce que c’est notre coopération personnelle à l’œuvre toute-puissante de Dieu. Dieu veut cette coopération. Il ne s’agit pas d’acquérir de la vertu, il s’agit de réaliser le don dans la mesure de nos forces et de nos possibilités… » 60.

Une austérité savoureuse, source de paix

Saint Jean de la Croix, dans le livre 1 de la Montée du Carmel, détaille, en des préceptes terrifiants, les tendances et les attaches dont l’âme doit se défaire. Le dernier chapitre, qui en est un résumé, a dérouté plus d’un lecteur par l’absolu demandé ; ce sont ces « rien » cinq fois répétés. Le Père Marie-Eugène lui-même, encore séminariste, a pensé, en lisant ces descriptions du « rien », que saint Jean de la Croix n’était pas fait pour lui. Très vite il changea d’avis et celui qui « dans le fond de son âme vivait avec saint Jean de la Croix », écrira après avoir dégagé la même note d’absolu chez sainte Thérèse d’Avila :

« Certainement, à beaucoup, ces préceptes paraîtront exagérés ils y verront un défi lancé aux énergies morales de l’homme. D’autres au contraire, les trouveront lumineux et leur austérité même leur paraîtra savoureuse. Ils auront l’impression en lisant sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, que ces maîtres traduisent en langage précis et clair, les exigences murmurées dans l’âme par le Maître intérieur et leur indiquent le moyen d’y être fidèle. L’héroïsme de cette ascèse, le climat dans lequel elle les introduit, leur devient source de paix et assure leur équilibre spirituel » 61.

Les exigences si terribles de saint Jean de la Croix deviennent « savoureuses » et sont « sources de paix ». Quel paradoxe ! C’est que celles-ci sont présentées à celui à qui Dieu a donné sa lumière purifiante et attirante. Sous cet éclairage divin, le contemplatif, en sa nuit, goûte la justesse de telles exigences. Plus que cela, il en a soif ! Le Père Marie-Eugène ajoute en effet : ceux qui sont dans la sécheresse contemplative ont « l’avantage d’avoir une certaine connaissance expérimentale de l’absolu, d’avoir perçu, au moins dans une lumière confuse, quelque chose de la pureté de Dieu et de ses exigences » 62

L’ascèse mystique, un art délicat

La contemplation est donc inséparable de l’absolu dans l’ascèse. Mais de quelle manière faut-il la pratiquer ? Telle est la question à laquelle le Père Marie-Eugène a tenté de répondre. Saint Jean de la Croix a donné les directives. Son disciple précise : « La Montée du Carmel sera en cette période, un manuel de vie qui fournit à tout instant la formule pratique de réalisation, adaptée aux besoins du moment » 63. Mais comment vivre ce radicalisme qui n’admet pas de demi-mesure ? Il semble bien que le Père Marie-Eugène en a perçu les difficultés et les dangers. Patiemment, il s’attarde à donner un peu de lumière. Recueillons-la.

Il rappelle les événements providentiels qui, à cette étape de la vie spirituelle, guident l’âme en complétant sa lumière intérieure. La Sagesse, en effet, entoure d’une sollicitude particulière les âmes qu’elle a conduites jusqu’à cette sécheresse contemplative. Aussi dépose-t-elle en ces événements grâce et lumière que le contemplatif saura recueillir dans la foi par une humble soumission. Cependant, un problème pratique se pose : « Dans quelle mesure faut-il s’abandonner et dans quelle mesure faut-il agir ? Doit-on accepter paisiblement les événements ou a-t-on le devoir de réagir contre eux et même d’essayer de les modifier ? » 64. Citant le passage de l’Évangile où Jésus accueille ses disciples qui, au retour de leur mission, n’ont manqué de rien, le Père Marie-Eugène affirme que la lumière sera donnée de façon suffisante à chaque pas et au moment de le faire.

Il serait trop long de citer les pages admirables où le Père Marie-Eugène dégage la lumière de situations concrètes où il semble n’y avoir que contradictions. Soulignons seulement la nécessité de la prudence. L’ascèse sera « progressive et adaptée » 61. A-t-elle alors perdu son cachet d’absolu ? Certes non. Mais il s’agit de coopérer à l’action de l’Esprit Saint qui donne une lumière plus éclatante et plus précise que celle fournie par l’examen de conscience habituel. Cette adaptation et cette progression ne sont que les signes de la souplesse et de l’abandon avec lesquels l’âme, suit fidèlement et énergiquement les exigences murmurées par le Maître intérieur, plutôt que celles que sa raison voudrait lui imposer. Suivons la directive qui indique deux écueils à éviter et qui est un résumé de tout ce que nous avons vu :

« Cet abandon va au-delà de la résignation et soumission passive à l’action de Dieu. Il comporte une coopération active, une véritable ascèse dont on a pu dire qu’elle était mystique. Ascèse mystique en ce sens que, souverainement respectueuse de l’action de Dieu, elle n’agit – mais elle le fait énergiquement – que pour lui ouvrir l’âme entière, y supprimer ce qui peut gêner son développement et assurer toute son efficacité. Cette ascèse mystique, réponse parfaite du véritable amour, est toujours un art délicat. Elle doit maintenir son activité vigoureuse entre l’activisme orgueilleux qui arrête l’expansion et les initiatives de l’amour de Dieu pour l’âme, et le quiétisme égoïste et paresseux qui fige dans l’immobilité de la tiédeur ou de la mort l’amour de l’âme pour son Dieu. Cette ascèse mystique trouve sa mesure et son expression dans la pratique de la vertu d’espérance » 66.

Nous voici donc encore devant un « art » délicat. Le pratiquer n’exige qu’une qualité, la souplesse :

« Précieusement, il faut recueillir ces indications qui se détachent très nettes dans la nappe lumineuse que répand le phare intérieur. Si on ne répondait pas à ces exigences, le phare pourrait s’éteindre. Le tourment cesserait, mais l’âme serait peut-être fixée définitivement dans la médiocrité. Elle ne verrait plus ce lien qui la retient, l’empêchant de monter vers son Dieu, ou ce poids de misère qui doit alimenter son humilité et purifier sa confiance ».

Et le Père Marie-Eugène cite ici encore saint Jean de la Croix :

« Tant que l’âme aura des tendances volontaires, elle ne pourra, si petite que soit l’imperfection, réaliser de progrès. Qu’importe que l’oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde : le fil qui la retient a beau être léger, l’oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu’il ne l’aura pas rompu, il ne pourra voler » 67.

Et il commente :

« L’ âme qui n’a pas profité de la lumière pour rompre le lien ou du moins rétracter la tendance, risque désormais d’y rester définitivement enchaînée, et, ce qui est pire, de ne plus voir ce qui la rive en son immobilité » 68.

Cette ascèse mystique qui demande un effort « énergique, quoique restreint dans le domaine où il agit » est bien une ascèse absolue conforme à la loi évangélique :

« Je ne voudrais pas diminuer l’effort, dit le Père Marie-Eugène avec réalisme, on le fournit quand même pour atteindre Dieu. Cet effort qu’on doit fournir pour tenir, pour supporter sa faiblesse, pour faire quelque chose quand même, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus le traduit merveilleusement par la comparaison du petit enfant au bas de l’escalier, nous l’avons déjà noté. Il lève son petit pied en vain… La marche est trop haute. Vous le ferez vous aussi. Combien de temps ? Dix ans, quinze ans… et en même temps il faut appeler le bon Dieu ; sans cela, on reste par terre, au bas de l’escalier. Voici l’effort ascétique de la bonne volonté qui est lui-même convaincu de son impuissance, mais qui continue parce que cet acte de volonté est nécessaire. Il faut « lever son petit pied » et « appeler le bon Dieu », et le bon Dieu vient, prend l’enfant dans ses bras, et le « pose là ». Quand il l’a « posé là », je ne sais pas s’il a de la vertu, mais à ce moment-là le bon Dieu crée dans l’âme une docilité, une passivité, une habitude de recours à lui qui fait qu’il lui fait faire des choses parfaites » 69.

Confiant jusqu’à l’audace en sa bonté de Père

Il est temps de conclure. L’« art difficile » pour trouver les moyens apaisants qui permettront à la foi de se tenir sans cesse tournée vers Dieu, et 1’« art délicat » de l’ascèse mystique sont la coopération indispensable de l’âme à l’Esprit Saint dans sa marche vers la sainteté. La meilleure manière de les pratiquer sera l’humilité et la confiance en Dieu qui est fidèle. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, modèle de persévérance, et dans la sécheresse de sa contemplation et dans l’ascèse continuelle qui accompagnait son désir de sainteté, écrit :

« Ce désir (de la sainteté) pourrait sembler téméraire si l’on considère combien j’étais faible et imparfaite et combien je le suis encore après sept années passées en religion, cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande Sainte, car je ne compte pas sur mes mérites n’en ayant aucun, mais j’espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même. C’est lui seul qui se contentant de mes faibles efforts, m’élèvera jusqu’à Lui et, me couvrant de ses mérites infinis, me fera Sainte. Je ne pensais pas alors qu’il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté… » 70

La confiance de Thérèse n’est pas ébranlée par l’inefficacité apparente de ses efforts. Au contraire, sa faiblesse fortifie sa confiance en la purifiant. Avec un sens théologal étonnant de vérité chez une jeune fille de cet âge, elle pose cette loi :

« Plus on est faible ( … ) plus on est propre aux opérations de l’Amour consumant et transformant… »

et elle précise :

« Ce qui plaît à Dieu, c’est de me voir aimer ma faiblesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle que j’ai en sa miséricorde… » 71.

La sécheresse contemplative se vit dans un climat de faiblesse qui se retrouve dans tous les actes de la vie ordinaire quotidienne. C’est pourquoi l’espérance est la vertu de marche.

Avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, son « amie d’enfance », le Père Marie-Eugène insiste sur le fait que la sainteté n’est pas dans telle ou telle pratique, elle consiste dans une disposition du cœur qui nous rend humbles et petits entre les mains de Dieu, « conscients de notre faiblesse et confiants jusqu’à l’audace en sa bonté de Père » 72.

Peut-être ces réflexions sur la « sécheresse contemplative » vous ont-elles paru une longue marche dans un souterrain ? L’image est de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus dans une lettre à sa sœur Agnès.

Terminons en sortant du souterrain qui nous fait déboucher sur l’union transformante, ou plénitude de l’amour. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus a été, par moments, « inondée de lumière », mais elle a connu surtout des oraisons de sécheresse. Elle est fille spirituelle de saint Jean de la Croix et a merveilleusement illustré sa doctrine. Le Père Marie-Eugène, qui a décelé très vite l’influence du Maître espagnol sur la disciple de Lisieux, n’hésite pas à dire que c’est la sécheresse contemplative qui a fait de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus « la plus grande sainte des temps modernes ». Paradoxe ou lumière finale encourageante pour nous ? Voici donc un dernier texte dont la beauté littéraire est à la hauteur de la vérité du jugement porté sur l’excellence de « la sécheresse contemplative ». C’est une lumière de vérité encourageante :

« De même que le potier, après avoir façonné l’argile et y avoir inscrit les dessins dont il veut l’orner, la confie au foyer dont la chaleur fixera les formes définitives de son œuvre d’art et lui donnera le fini brillant, ainsi l’Artiste divin, après avoir travaillé de ses mains et façonné par les touches de ses grâces extraordinaires le vase d’élection qu’est l’âme de Thérèse, la place au Carmel sous l’action lente et prolongée du feu de son amour pour fixer en sa forme définitive et parfaite ce chef-d’œuvre de sa grâce. Ce travail se fit surtout en ses longues sécheresses contemplatives. Semblables à la couche de cendre uniformément grise qui, recouvrant le foyer, en concentre l’action, ces sécheresses enveloppent l’âme d’une chape protectrice et permettent ainsi au feu intérieur de l’amour de la pénétrer, de la purifier, de la consumer lentement jusqu’à ce qu’elle soit transformée en un brasier d’amour » 73.

LA SÉCHERESSE CONTEMPLATIVE À LA LUMIÈRE DU PÈRE MARIE-EUGÈNE
P. Francois Retoré
dans « Espérez en vérité », Ed. Carmel/Parole et Silence, 1999, pp.133-159

1. Cf. l’Introduction à l’ouvrage Jean de la Croix, Présence de lumière, Vénasque, Éd. du Carmel, 1991, p. 9.
2. Prologue, 4. p. 577. Les citations sont tirées de l’édition du Cerf (1990), sauf mention contraire.
3. Nuit Obscure, 2, 9, 6, p. 1001
4. lbid., 1, 9, 6, p. 948.
5. Ibid,, 1, 9, 3, p. 947.
6. Je veux voir Dieu. p. 579.
7. Ibid.
8. Ibid., p. 518.
9. Je veux voir Dieu, p. 580.
10. Ibid., p. 560.
11. Ibid., p. 673.
12. Je veux voir Dieu, p. 566.
13. Cf. R. RÈGUE, Le Père Marie-Eugène de l’E.J., maître spirituel pour notre temps, Venasque, Éd. du Carmel, 1978.
14. Je veux voir Dieu, p. 505.
15. LT 74.
16. Ms B, 5 v°.
17. Je veux voir Dieu, p. 417.
18. Ibid., P. 316.
19. Ibid., p. 590.
20. Ibid., p. 591.
21. Je veux voir Dieu, p. 413.
22. Ibid., p. 580. Ce double devoir est davantage précisé ailleurs: « L’âme a le double devoir, d’abord de respecter l’action de Dieu lorsqu’il donne la contemplation et de la favoriser par un abandon paisible et silencieux; en second lieu, de reprendre son activité personnelle lorsque la contemplation fait défaut ou que sa forme imparfaite appelle elle-même un complément d’activité » (ibid., p. 560). On reconnaît là les directives de saint Jean de la Croix.
23. Ibid., p. 271.
24. Ibid., p. 586.
25. Vive Flamme, str. 3, pp. 996-997 (éd. du Seuil).
26. Je veux voir Dieu, p. 588.
27. La Montée du Carmel, 2, 14, 5, p. 684.
28. Le Château de l’âme, pp. 868-869, (éd. du Seuil).
29. Je veux voir Dieu, p. 382-383.
30. Ibid., p. 591.
31. Ibid., p. 387.
32. Je veux voir Dieu, p. 388.
33. Ibid., p. 387.
34. Ibid., p. 592.
35. La pitié du P. Marie-Eugène transparaît dans son livre: « Le problème est grave. Il s’agit d’un échec ou d’une réussite à la haute sainteté. La gloire de Dieu et le bien de l’Église sont en cause. Dans le royaume de Dieu, tout se mesure à la qualité. L’échec d’une telle âme engagée par Dieu sur la voie des sommets est un malheur plus grand que la médiocrité de milliers d’autres qui n’ont jamais cheminé que dans les bas-fond. De tels échecs font grande pitié au royaume de Dieu! » (Je veux voir Dieu, p. 555).
36. Je veux voir Dieu, p. 592.
37. Ibid., p. 595.
38-Ms C, 25 v°.
39. Je veux voir Dieu, p. 593.
40. Je veux voir Dieu, p. 598. Notons que S. Jean de la Croix emploie rarement le mot « bruit » (ruido). Deux emplois seulement se rapprocheraient de l’expression employée souvent par le P. Marie-Eugène: Vive Flamme (B), str.3, 64 et Cantique Spirituel (B), str.16, 6.
41. Ibid. p. 411.
42. Texte inédit (août 1957).
43. Je veux voir Dieu, p. 365.
44. Str. 13-14, puis 31-32.
45. Je veux voir Dieu, pp. 595-596.
46. Texte inédit (1941).
47. Ibid. p. 604
48. Je veux voir Dieu, pp. 604-605.
49. Texte inédit (1939).
50. Je veux voir Dieu, p. 910.
51. Cf. La Nuil Obscure, 1, 12 et 13.
52. Je veux voir Dieu, p. 553.
53. Texte inédit (1939).
54. Texte inédit (1941).
55. Je veux voir Dieu, p. 604.
56. La Nuite Obscure, 13, 13, p. 966.
57. Vie, ch 13, p. 125.
58. Le chemin de perfection, p. 657.
59. Ibid., p. 600.
60. Texte inédit (1941).
61. Je veux voir Dieu, p. 601.
62. Ibid., P. 601.
63. Ibid., p. 602.
64. Ibid., p. 609.
65. Ibid., p. 80.
66. Ibid., p. 824.
67. La Monté du Cannel, 1, 11, pp. 73-74.
68. Je veux voir Dieu, p. 605.
69. Texte inédit (1957).
70. Ms A, 32 r°.
71. Lettre 197,17 septembre 1896.
72. Novissima Verba, 3 août, p. 112-113 ; cf. Derniers Entretiens, CJ 6.8.8.
73. Ton amour a grandi avec moi, Un génie spirituel, Thérèse de Lisieux, pp. 126-127.