Dans L’Art d’accommoder la vieillesse (Odile Jacob, 176 p., 17,90 €), Geneviève Delaisi de Parseval propose une variation sur le temps qui passe et comment il peut se révéler un atout pour les personnes âgées. Le livre est nourri de sa propre expérience, mais aussi de Socrate ou de Claude Lévi-Strauss. Le titre est un clin d’œil à un précédent ouvrage de l’autrice, L’Art d’accommoder les bébés (2001).
Geneviève Delaisi de Parseval est psychanalyste, anthropologue, spécialiste des questions de famille, de fertilité, de filiation, et notamment de la procréation médicalement assistée. Dans Enfant de personne (1994), elle questionnait le poids du secret pesant sur les enfants nés d’un don de sperme. Dans Famille à tout prix (2008), elle s’adressait aux couples infertiles. Si elle s’est mise en retrait, professionnellement parlant, ces dernières années, elle continue de suivre et de recevoir quelques patients et signe des chroniques de livres pour Libération.
Ce livre vient d’un désir de donner la parole « aux vieux », expliquez-vous dans les premières pages. Parce que vous trouvez qu’on n’écoute pas assez les personnes âgées ?
Oui. La société est carrément gérontophobe. Passé un certain âge, les personnes âgées sont mises dans une boîte, entre elles, et la société détourne le regard. Il a fallu un scandale comme celui d’Orpea pour que l’on prenne conscience de ce qui se joue dans les Ehpad, de la façon dont les personnes âgées sont maltraitées ! Parce que cela arrange tout le monde que les vieux soient confiés à des établissements… Nous vivons de plus en plus longtemps, et pourtant la vieillesse reste une terre inconnue. L’idée de ce livre était de raconter ce qu’est, selon ma propre expérience, cet âge de la vie. Il a failli s’intituler « Journal d’une octogénaire ». Mon constat : la vieillesse ne signe la fin de rien et ne doit pas empêcher de faire ce que l’on faisait avant. J’ai été fascinée cet été de lire qu’un écrivain comme Erri De Luca, 72 ans, continue de pratiquer l’alpinisme…
Mais tout le monde ne peut pas se le permettre. Il faut être en forme.
C’est vrai qu’il existe une vieillesse à deux vitesses. La vieillesse maladive et l’autre, dont je parle dans mon livre. Je ne prétends évidemment ni nier ni minimiser les difficultés physiques ou cognitives que tout un chacun peut rencontrer en prenant de l’âge. Mais c’est une fausse piste que de prendre ces symptômes de vulnérabilité comme seuls et uniques marqueurs de la vieillesse. Ma vieillesse à moi est semée de petits maux, agaçants mais supportables. J’ai de l’arthrose, du mal à descendre les escaliers, mais je me baignais encore trois fois par jour cet été en Bretagne.
Chaque individu ne vieillit pas au même rythme. Vous êtes née en 1940, pourquoi vous-même vous êtes-vous sentie vieille à 60 ans, suite à un pépin de santé ?
J’ai fait un anévrisme cérébral qui, Dieu merci, ne s’est pas rompu. Mais j’ai frôlé l’AVC. J’ai alors pris conscience de ma finitude, de ma vulnérabilité, alors qu’à l’époque j’étais très active et je faisais des compétitions de golf. C’est cette sensation d’avoir frôlé la mort qui vous donne envie de ralentir le déclin. Depuis, je vis mes anniversaires à l’envers.
À vous lire, vieillir, c’est grandir. En quel sens ?
Vieillir incite à faire le point, à relire sa vie. À se rendre compte que ça y est, on est devenu adulte. En vieillissant, on a un jugement qui est plus affûté, sur soi-même et les autres. En fait, la vieillesse est une liberté et pas seulement une dégradation ! L’âge peut certes être vécu comme le déclin du corps, un deuil de soi, mais il est aussi un gain pour l’esprit. Les vieux ont trop tendance à se dénigrer tout seuls, à penser que l’âge est un naufrage. C’est aussi une richesse. On devient riche de son vécu. J’ai trois filles qui ont des vies intéressantes mais ont- elles une vie aussi riche que moi, certains jours ? Je m’interroge. La vieillesse est une crise comme l’a été la crise d’adolescence.
En quoi ?
Mes filles – encore elles ! – me disent souvent : « Tu devais être comme maintenant à 18 ans ! » C’est le même orage. Un moment que j’appelle de « désorganisation-réorganisation ». Tout se rejoue à nouveau. Il faut repenser les choses, affronter des bouleversements… Une crise, c’est un clash, une intégration de ses pulsions : celles de vie, celle de mort… Les Grecs ont deux mots pour le temps. « Chronos », le temps qui passe ; et
« kairos », le juste moment. La clé du vieillissement, c’est de ne pas se laisser rattraper par chronos, et de jongler avec kairos. Consentir au temps, mais sans se sentir piégés dans un couloir qui mène à la mort. Oui, la mort est au bout du vieillissement, mais ce n’est pas, loin de là, son seul horizon. On peut d’ailleurs décorréler l’âge et la mort. Celle-ci peut advenir à n’importe quel moment de la vie : « Vous ne connaissez ni le jour ni l’heure. » Le plus dur dans ma vieillesse, actuellement, c’est de voir les gens, parfois plus jeunes que je ne le suis, mourir autour de moi.
Mais comment fait-on pour apprivoiser kairos ? Quelle est la recette ?
Garder le désir. Le désir de vivre, le désir de tout. Garder un noyau jeune, même dans un corps vieillissant.
À quoi ressemble-t-il, ce noyau jeune, chez vous ?
À de la curiosité. La vie des gens m’intéresse, moi qui ai passé ma vie à les écouter, en tant que psy. Je ne m’en lasse pas. Là, c’est vous qui m’interrogez, mais si vous posiez votre stylo, fermiez votre carnet, je vous poserais plein de questions. La vie des gens, c’est une bibliothèque d’Alexandrie ! Lorsque j’ouvre un journal, je trouve toute cette actualité dont les pages rendent compte passionnante, stimulante, même si les nouvelles sont plutôt moroses en ce moment. Je cultive mon désir du monde.
Dans La Croix du 22 octobre 2022. Recueilli par Alice Le Dréau. Dessin Loïc Sécheresse.