Chronique, par Frédéric Boyer, écrivain, dans La Croix du 22 oct. 2022.
Un de mes derniers textes a suscité beaucoup de réactions, et je vous en remercie. Nous parvenons discrètement à créer une conversation sincère qui peut aider au discernement sur des questions redoutables. Dans « Fin de vie : pour une éthique de la détresse », je faisais part de mes interrogations à propos d’une législation ouvrant un droit au suicide assisté.
Marc m’écrit : « Pour une fois, je ne peux totalement acquiescer à la chronique de Frédéric Boyer. En tant qu’Occidental du XXIe siècle, on doit absolument tenir compte de cette donne nouvelle mais fondamentale : la toute-puissance de la médecine et son corollaire, la disparition de la “mort naturelle”. Comment s’imagine-t-on mourir ? C’est par ce qu’on appelle les directives anticipées que nous devrions être amenés à y réfléchir et personne ne devrait faire l’économie de cette réflexion…
La vie est un don, la mort, en fin de compte, en est aussi un. Un don que l’on fait à nos descendances pour qu’elles puissent disposer de la vie… Nous pouvons vouloir légiférer ou non sur l’aide au suicide, mais nous ne pouvons plus nous soustraire à penser notre finitude, au risque qu’une certaine médecine nous conduise à la fuite en avant ou au non-sens. » Marc a raison : « Nous ne pouvons plus nous soustraire à penser notre finitude. »
La médecine aujourd’hui est capable de prolonger la vie mais elle ne doit pas agir « en toute puissance ». Ni dans un sens (donner la mort) ni dans un autre (prolonger avec acharnement la vie).
Cher Marc, il serait aussi dangereux de légaliser un « droit à mourir », non seulement parce qu’il serait un droit de « toute-puissance » de vie et de mort, mais surtout parce qu’il ferait de notre fin un effet de notre calcul, d’une programmation. Vous nous encouragez à préalablement indiquer nos « directives anticipées ». Sans doute, mais je ne suis pas certain que nous puissions tous avoir une réponse claire et précise, et surtout définitive, à la question « comment s’imagine-t-on mourir ? ». Souffrir le moins possible, pouvoir être accompagné jusqu’au bout par sa famille, ses proches, et avec compassion. Faut-il préciser davantage les choses ?
Je me suis demandé ce qu’aurait « anticipé » ma mère, aujourd’hui dans un Ehpad, loin de chez elle. Je cherche à savoir ce qu’elle éprouve, comment elle peut vivre cette situation. Elle vit dans un temps indéterminé, une sorte d’attente indéfinie. Aurait-elle souhaité vivre cette désorientation intime et sociale ? Probablement pas. Aurait-elle préféré pouvoir « en finir » ? Je n’aimerais pas le savoir. Je vois qu’elle me reconnaît encore et me sourit quand je suis avec elle.
Personnellement, je ne tiens pas à faire peser sur mes enfants le respect d’une si terrible décision : en finir. Et je ne veux pas dépendre d’une quelconque « toute-puissance ».
Notre finitude doit demeurer ce mystère qui fait de chaque vie une vie unique et fragile. À trop vouloir décider de notre fin, et à l’anticiper, on éventera ce mystère.
On décide de donner la vie mais le parallèle avec la mort est-il juste ? Doit-on pouvoir « (se) donner la mort » ? Non, ce n’est pas la même chose. « Mort, où est ta victoire ? » demandait saint Paul.
Pour moi, la dignité humaine exige d’accepter qu’il n’y ait pas toujours une réponse aux questions que nous pose l’acte de vivre. Il arrive que nous ayons à faire l’épreuve de cette indécidabilité, de cette décision impossible à prendre, pour ne pas être contraints à une décision qui serait déterminée par des causes programmables et calculables. Suspendre notre finitude à une décision « anticipée » reviendrait à faire de nous les maîtres de notre finitude. Est-ce souhaitable ?
L’indécidable, ici, n’est pas l’indécision, c’est rester ouvert à ce qui advient, hors de toute puissance.