Face à la multiplicité des expériences religieuses qui nous sont proposées, le père Joseph-Marie Verlinde nous donne quelques repères pour nous diriger dans notre quête spirituelle.
L’épanouissement de la vie baptismale
Le Baptême dans l’Esprit est une nouvelle immersion dans l’onction de l’Esprit reçu au Baptême. Il donne accès à l’expérience baptismale de la nouvelle naissance, cette fois consciemment vécue. Dieu intervient pour libérer la vie divine, sa propre vie dont il nous avait fait don au Baptême, et qui sommeillait en nous en attendant d’être ranimée. Cette vie nouvelle, qui est participation à la vie filiale dans l’Esprit, conduit logiquement à une rencontre renouvelée avec jésus : le Baptême dans l’Esprit s’épanouit dans une expérience de conversion à la présence réelle et toute proche du Christ, de son amour, de sa miséricorde ; et dans une découverte de Dieu comme Père de tendresse. Cette rencontre libère une nouvelle capacité d’aimer qui demande à s’incarner dans une charité plus inventive au service de Dieu et du prochain, et qui se confirme dans une fécondité apostolique renouvelée. Nous avons utilisé à plusieurs reprises le terme « expérience » : il s’agit de spécifier ce vocable sur l’horizon de son utilisation dans les mouvements du Nouvel Âge.
Une surévaluation de l’expérience
L’homme contemporain évalue les propositions religieuses à leur capacité à lui procurer une « expérience mystique ». Par cette expression, il entend en général une expérience sortant de l’ordinaire, particulièrement intense, et ouvrant sur des états modifiés de conscience. Cette quête d’une expérience intérieure extraordinaire s’est insinuée jusqu’au cœur du christianisme et se trahit par le recours à des techniques en tous genres, supposées introduire à ces états de prière prétendument mystiques. II est bon dans ce contexte de rappeler que pour le disciple du Christ, seule peut être qualifiée de « spirituelle », une expérience dont Dieu a l’initiative dans l’Esprit. Une telle expérience est nécessairement interpersonnelle, l’Esprit Saint étant précisément l’acte d’Amour personnel du Père pour le Fils et du Fils pour le Père. Impossible de le confondre avec une Énergie impersonnelle créée, dont le méditant pourrait disposer à souhait au moyen de quelques techniques. Les états modifiés de conscience auxquels celles-ci peuvent conduire, ne sont pas, dans la terminologie chré- tienne, des expériences « spirituelles », mais des voyages au cœur de notre propre intériorité psy- chique, où nous risquons fort de ne trouver que nous-mêmes.
Le chrétien devrait rester prudent devant l’inflation actuelle de « l’expérience religieuse ». Le cardinal Hans Urs von Balthasar soulignait que dans la révélation biblique, Dieu ne vient pas en réponse à la quête mystique de l’homme, mais c’est le Seigneur qui prend l’initiative de venir à la rencontre des hommes qu’il s’est choisi, pour leur proposer une alliance, toujours vécue comme un événement déconcertant, inattendu, débouchant sur une mission éprouvante.
« Tandis qu’il n’est question nulle part dans la Bible d’une expérience de Dieu par l’homme, le thème de l’expérience que Dieu fait de l’homme en l’éprouvant traverse toute l’histoire du salut ».(1) D’où la réponse de jésus au tentateur qui lui suggérait d’obliger Dieu d’accomplir un prodige en sa faveur en se jetant du haut du pinacle du Temple : « Tu ne mettras pas le Seigneur ton Dieu à l’épreuve » (Mt 4, 7). Certes Dieu peut se donner à « goûter » ; cependant l’apôtre Saint Paul ne se glorifie pas de ses expériences mystiques pourtant extraordinaires, mais des tribulations qu’il a endurées, « sachant que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance, et que l’espérance ne déçoit point » (Rm 5,3-5).
Telle est aussi l’attitude de Saint Jacques, qui nous exhorte en ces termes : « Tenez pour une joie suprême mes frères d’être en butte à toutes sortes d’épreuves. Vous le savez, ce qui éprouve votre foi produit la constance et celle-ci accomplit l’ouvre parfaite afin que vous ne laissiez rien à désirer » (Jc 1, 2-4).
« Dieu dispose des états théologiques du croyant. C’est lui qui le plonge tantôt dans les eaux profondes de la Croix où l’on ne peut plus faire aucune expérience de consolation et tantôt dans la grâce reçue de la Résurrection, d’une espérance dont on sait qu’elle ne trompe pas. Personne n’a ni la possibilité ni le droit de vouloir ramener ces états théologiques à un système que l’homme pourrait manipuler ou simplement dominer du regard. On peut tout au plus dire que d’ordinaire, pour le chrétien qui tient ferme dans l’épreuve, les états s’approfondissent mutuellement. Les signes de certitude sont d’autant plus grands que les dons du Saint-Esprit se déploieront dans la vie de l’individu par la pratique d’une foi vivante. Mais on ne peut faire que ce déploiement soit rectiligne et continu comme si l’on progressait vers une expérience mystique qu’il serait très normal d’atteindre. Car Dieu est à chaque instant libre, pour le plus grand bien de l’économie du salut, de retirer à un individu, même à celui qui s’est pleinement donné à lui, des expériences de grâces pour les réserver à d’autres membres du Corps mystique du Christ. Ce que l’on peut nommer, dans une certaine mesure, l’expérience de l’Esprit, ne peut à aucun moment être séparé du fait de marcher avec constance sur le chemin du Christ. Cette expérience est une sûreté intérieure qui n’est donnée qu’à celui qui avance sur ce chemin. Si on voulait s’arrêter et réfléchir sur cette lumière pour s’en assu- rer, ou bien elle s’éteindrait ou bien elle se changerait en un feu follet trompeur. » (2)
Le chrétien ne cherche donc pas à obtenir une « expérience spirituelle » et évite ce qui pourrait la susciter automatiquement. Tout ce qui est systématique dans ce domaine devrait susciter la plus grande prudence, car qu’en est-il de la libre initiative divine dans un processus répétitif ? Certes le Seigneur est libre de susciter de nouvelles expériences qui servent de signes de sa présence agissante au milieu de nous. Mais précisément en tant que «signes », ces phénomènes devraient être ponctuels ; le signe consiste en une grâce extraordinaire et pas en manifestations ordinaires que l’on pourrait susciter ou reproduire à la demande. Ajoutons que pour être des « signes », il faut que les dites expériences puissent être discernées à la lumière de la Révélation. Les véritables « signes » de la présence de Dieu dans nos vies, sont la croissance dans les vertus théologales, en particulier une foi qui manifeste sa vitalité dans les Œuvres de charité, qu’elle accomplit dans la force de l’Esprit.
La confusion entre le Feu d’en-haut et le feu d’en-bas
Nous avons souligné le caractère interpersonnel de l’expérience mystique chrétienne qui est tou-jours le fruit d’une visitation de l’Esprit Saint. D’où il ressort également que cette expérience est nécessairement surnaturelle. La constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum, nous le rappelle : « Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1,9) grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l’Esprit Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2,18 ; 2 P 1,4). »
Une des confusions les plus graves de notre époque consiste à identifier l’Esprit Saint incréé, aux énergies immanentes à notre monde créé. Cette confusion est due à la vulgarisation du paradigme naturaliste, qui réduit Dieu à n’être que l’énergie occulte la plus subtile d’où émane le manifesté. Le divin est identifié selon les diverses traditions au Ki, au t’chi, au prana, ou mieux encore à la kundalindi-çakti. Ce dernier terme désigne l’énergie (occulte) lovée à la base de la colonne vertébrale, que les exercices du yoga sont censés conduire jusqu’au sommet du crâne, où elle s’unirait à l’énergie complémentaire – shiva – pour produire l’illumination. Dans leurs efforts pour occidentaliser les doctrines et les techniques orientales, bien des auteurs n’hésitent pas à identifier ces énergies occultes créées avec les Personnes divines incréées de la Tradition chrétienne. Ainsi Samaël Aun Weor, fondateur de l’Église gnostique universelle, construit sa doctrine néo-gnostique sur des commentaires fantaisistes des Écritures, dans lesquels il identifie l’énergie astrale au feu de l’Esprit Saint. Pour susciter l’illumination, il préconise la magie sexuelle, qu’il n’hésite pas à désigner sous le terme de « conception dans l’Esprit Saint ».
La réduction de la grâce surnaturelle à une énergie occulte naturelle est commune aux différentes écoles ésotériques et occultes qui cherchent à « récupérer » les chrétiens. En principe les différences doctrinales sont suffisamment importantes pour que les croyants ne se laissent pas égarer ; mais le vocabulaire utilisé est dans certains cas si proche de celui de l’Évangile, et la transmission de « l’énergie divine » par imposition des mains ressemble à tel point à ce qui peut se vivre dans une assemblée du Renouveau charismatique, que bon nombre de croyants se laissent abuser.
La confusion entre pouvoirs et charismes
La large diffusion des « énergothérapies » en tous genres – c’est-à-dire des traitements par manipulation des énergies occultes – dans un contexte qui associe subtilement pratiques thérapeutiques et « spiritualité », est une autre source d’égarement. De « magnétiseurs » sont jugés dignes de confiance sous prétexte qu’ils exhibent des statues ou des icônes dans leur cabinet de consultation. Certains prétendent même prier en imposant les mains. De là à identifier leur pratique avec l’exercice d’un charisme, il n’y a qu’un pas, (trop) rapidement et (trop) souvent franchi. Les traités de magie sont unanimes à reconnaître que l’homme ne pourrait avoir aucun pouvoir occulte sans l’assistance des entités gouvernant les plans sur lesquels il travaille. Or l’Écriture, la Tradition et le Magistère interdisent formellement l’invocation de ces entités, en raison de leur caractère présumé diabolique. Le recours aux pieuses images et à la prière ne suffit pas pour « neutraliser » les effets pervers d’une action contraire aux préceptes de la Révélation : nous ne pouvons pas « plier le genou des deux côtés : si c’est le Seigneur qui est Dieu, suivons le Seigneur ; si c’est Baal, suivons le Baal » (1 R 18,21).
1. H. Urs von Balthasar, Nouveaux points de repère, Fayard, Paris, 1980, pp. 49-63. • 2. Ibid
P. Verlinde, Revue «Foi», Hors série «Vivre de l’Esprit aujourd’hui», Cheminement des 7 semaines. Communauté du Chemin Neuf, 10 rue Henri IV, 69287 Lyon Cedex 02. Dec. 2005, pp. 80-81.