Repères pour la vie spirituelle

Le Père François-Régis Wilhélem est membre de l’Institut Notre Dame de Vie. Il est professeur de théologie morale au Studium international de théologie de cet Institut. Entre autres activités, il accompagne des foyers rattachés à cet Institut et prêche également des retraites en France et dans divers pays. Depuis l’année 2000, il participe, comme théologien, au Comité épiscopal français pour le Renouveau et les mouvements d’animation spirituelle.

On sait que «l’effusion de l’Esprit» est une «descente» de l’Esprit destinée à revivifier les grâces du baptême et de la confirmation. C’est pourquoi, il est très fructueux de refaire, pour ainsi dire, «l’inventaire» des richesses reçues dans ces sacrements. Une telle démarche permet de mieux situer la vie charismatique par rapport à l’ensemble de la vie spirituelle et de poser quelques jalons susceptibles d’en éclairer la progression.

• Les richesses de la grâce baptismale : vertus théologales et dons du Saint-Esprit

La deuxième épître de Pierre révèle la grandeur inouïe du don du baptême : « Sa divine puissance nous a donné tout ce qui concerne la vie et la piété : elle nous a fait connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu. Par elles, les précieuses, les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde, dans la convoitise » (1, 3 – 4).

Ainsi, la grâce baptismale rend-elle l’homme pécheur aimable (« gracieux ») aux yeux de Dieu : elle le justifie et le sanctifie, d’où son nom de «grâce sanctifiante ». Cette grâce est dynamique elle est une vie : la vie de Dieu en nous. Comme toute vie, elle tend à croître, à s’épanouir. Ceci est rendu possible par les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, ainsi que par les dons du Saint-Esprit, qui, ensemble, constituent l’organisme surnaturel reçu au baptême. Les vertus donnent la capacité d’entrer dans une relation d’amitié avec le Seigneur. Les dons, quant à eux, « sont des dispositions permanentes qui rendent l’homme docile à suivre les impulsions de l’Esprit Saint» ; « ils complètent et mènent à leur perfection les vertus de ceux qui les reçoivent. Ils rendent les fidèles dociles à obéir avec promptitude aux inspirations divines » (Catéchisme de l’Église Catholique, § 1830, 1831).

Comme la voile du bateau en attente du souffle du vent ou encore l’antenne dressée pour recevoir les ondes, les dons sont, en nous, des capacités en attente, prêtes à recueillir, capter, les inspirations divines. Ils sont au service des vertus théologales qu’ils aident dans leur exercice. En effet, parce que nous sommes pécheurs, pauvres et malhabiles pour croire, espérer et aimer comme Dieu l’attend de nous, nous avons besoin de recevoir par les dons les influences bienfaisantes de l’Esprit qui «baigne ce qui est aride, guérit ce qui est blessé, assouplit ce qui est raide, réchauffe ce qui est froid… ». Par les dons, l’Esprit a, en quelque sorte, une sorte «de pied à terre» assuré dans notre âme qu’il est prêt à investir si nous restons sincèrement disponibles à son action. Pour sa part, le sacrement de confirmation achève l’ouvre de la grâce en apportant une «effusion plénière de l’Esprit Saint» semblable à celle qui fut accordée aux apôtres le jour de Pentecôte en vue de la construction de l’Église (cf. CEC § 1302).

Certes, tout ceci est bien connu, tout au moins de façon théorique. Ce qui l’est moins cependant, ce sont les conséquences pratiques qui découlent de ce rapport dynamique entre les vertus et les dons. En effet, celle connexion met en lumière la double manière que nous avons de marcher vers Dieu : une manière active, par la mise en oeuvre des vertus et une manière réceptive, par une ouverture aux libres inspirations et motions de l’Esprit qui dépassent nos façons habituelles de penser et d’agir. Ceci signifie que, dans la vie chrétienne, il est tout aussi important de «se laisser faire» – c’est-à-dire d’être accueillant à l’imprévisibilité de l’Esprit, que de « faire », d’autant plus que notre action reste marquée par une tendance constante à faire prévaloir nos façons humaines de voir et d’agir sur celles de Dieu. Précisément, parce qu’elle « augmente en nous les dons du Saint-Esprit» (CEC § 1303), la grâce de la confirmation accroît notre aptitude à nous laisser conduire effectivement par l’Esprit. Pour avancer dans la vie spirituelle, il est capital de bien intégrer ce lien entre activité et réceptivité. Il est également important de situer clairement la place des charismes par rapport à l’organisme spirituel.

• Grâce sanctifiante et charismes

Il y a une distinction entre la grâce sanctifiante, participation de la vie divine, et les charismes qui ont pour but principal l’édification du Corps de l’Église et non directement la sanctification personnelle. La hiérarchie entre grâce sanctifiante et charismes est rappelée par le Catéchisme : « Quel que soit leur caractère, parfois extraordinaire, comme le don des miracles ou des langues, les charismes sont ordonnés à la grâce sanctifiante  (…). Ils sont au service de la charité qui édifie l’Église» ( 2003). Sans pouvoir développer ici la théologie des charismes, il est utile cependant de souligner que si l’exercice des charismes constitue bien une forme concrète et précieuse d’apprentissage de la vie dans l’Esprit, il faut cependant ajouter que la vie chrétienne ne se résume pas à cela, puisqu’il est évident que chaque baptisé ne les reçoit pas tous. C’est d’autant plus impossible que le nombre des charismes est a priori illimité et dépend uniquement de la mystérieuse Providence de Dieu : « Tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend» (1 Co 12, 11). Malgré tout, la distinction entre grâce sanctifiante et charismes ne doit pas être absolutisée au point de nier toute interaction entre leur exercice et la croissance personnelle en sainteté. En effet, exercer les charismes dans une perspective de charité fait grandir celle-ci tout en contribuant à l’édification de l‘Église.

Puisque la marche vers la sainteté se concentre sur le développement de la charité, on comprend qu’elle n’est possible que sous l’influence des dons du Saint-Esprit, car Dieu seul fait les saints. Dans cette marche, les auteurs spirituels enseignent qu’il y a comme deux étapes principales.

• À la rame ou à la voile ?

Dans une première étape prévaut l’action du chrétien soutenue par le secours de Dieu (image du rameur). Dans une seconde, le Seigneur prend l’initiative en agissant plus fortement par les dons (image du vent qui gonfle la voilure) ; le baptisé est ainsi mené «au large ». La primauté effective de la grâce 2 est alors expérimentée par lui de manière nouvelle, tant dans la prière que dans l’activité. Il est alors appelé à y coopérer de toutes ses forces. L’étape initiale, c’est «Dieu avec moi » ; la seconde, c’est «Dieu eu premier et moi avec lui ». Cette dernière correspond à ce que la tradition spirituelle appelle «la vie mystique ». En elle-même, celle-ci n’est rien d’autre qu’un nouveau rythme de vie chrétienne menée sous l’influence habituelle et prépondérante de l’Esprit. Elle vérifie pratiquement l’enseignement de Paul : « Ceux-là sont enfants de Dieu qui sont conduits par l’Esprit de Dieu » (Rm 8, 14). Ce passage d’une vie chrétienne où « c’est moi qui gère » à une vie où c’est «Dieu qui conduit » constitue un tournant capital de la vie spirituelle 3.

Or, justement, cette «Pentecôte personnelle» qu’est l’effusion de l’Esprit n’oriente-t-elle pas dans cette direction-là ? Ses fruits courants (sentiment de la présence du Seigneur, goût de sa Parole, des sacrements, charismes, amour de l’Église, compassion, désir de servir et de témoigner, etc.) ne préparent-ils pas en fait le chrétien à entrer dans un nouveau rythme de vie spirituelle, dans cette « seconde phase» de la vie baptismale ? Évidemment, ceci ne signifie pas que tous ceux qui ont vécu une effusion sont entrés ipso facto dans cette nouvelle étape : en ce domaine, il n’y a pas d’automatisme ! Cependant, il semble logique de penser que l’horizon proche, voire plus lointain, de l’effusion est bien celui d’une existence véritablement livrée à l’Esprit (la vie mystique), quel que soit par ailleurs l’état de vie choisi. Discerner un tel passage suppose une formation spirituelle suffisante qui permette de connaître les grandes étapes de la croissance spirituelle telles qu’elles sont présentées par ces «premiers de cordée» que sont les saints et les auteurs mystiques. D’autre part, si ces étapes concernent essentiellement les personnes, elles peuvent aussi éclairer un groupe (par exemple, un groupe de prière), un Mouvement ou, plus largement encore, le Renouveau aujourd’hui.

• Accueillir l’Esprit tel qu’il le souhaite aujourd’hui

Au moment où des questions traversent le Renouveau, où certains évoquent une hypothétique «troisième vague », il convient d’être particulièrement attentif aux rythmes nouveaux insufflés par l’Esprit aujourd’hui, mais sans chercher à « reproduire » – plus ou moins consciemment – ce qui a été donné d’une certaine manière il y a 30 ans. Ce serait illusoire et même dangereux. Sans entrer dans le détail de cette problématique, voici ce que dit de manière générale Philippe Madre : « Le renouveau pentecostal, qui concerne toute l’Église, repose sur un seul dynamisme, celui de l’accueil constant et sans cesse actualisé de l’Esprit Saint. Cet accueil est aussi un chemin spirituel. Autrement dit, il comporte un certain nombre d’étapes qu’il faut savoir franchir, pour devenir adulte en Christ dans la grâce du Renouveau et ce, quelle que soit notre vocation personnelle ou communautaire. Il faut, dans l’Église, promouvoir un discernement de ces étapes, au fur et à mesure qu’une nouvelle se profile dans l’horizon spirituel du Renouveau. Ce genre de discernement est néanmoins difficile, car l’homme est ainsi fait qu’il a du mal à se départir de ses habitudes spirituelles (Sa façon de prier par exemple) pour passer à une autre manière de vivre dans la grâce. Pourtant ce discernement est urgent car, ici ou là, le Renouveau semble s’essouffler ou se laisser gagner par la routine ou la déception. Des expériences malheureuses, parce que vécues dans une certaine ignorance des choses de la vie spirituelle, fabriquent des gens blessés ou amers, qui n’ont plus toujours «envie de Dieu» ».

Et P. Madre de poser la question centrale : « Saurons-nous accueillir le Saint-Esprit tel qu’il le souhaite lui-même aujourd’hui… et non plus comme hier ? Si oui, les promesses du Seigneur à l’égard du Renouveau pourront continuer à se réaliser. Sinon… ». (L’heure des miracles ?, Éd. des Béatitudes, 1997, p. 57-58.)

Un des défis importants du Renouveau aujourd’hui n’est-il pas de recevoir «une autre manière de vivre dans la grâce », tout en restant intrinsèquement fidèle à l’inspiration charismatique ? En d’autres termes, n’est-il pas provoqué à se concentrer davantage sur ce qui constitue à la fois le cœur de la vie charismatique et celui de la vie mystique, à savoir la docilité à l’Esprit, dans une plus grande attention aux étapes de croissance que celui-ci appelle à parcourir ? De nouveaux horizons de vie spirituelle ne s’ouvrent-ils pas devant nous ? À nous de les discerner.

1. Sur ce thème, voir notre ouvrage Dociles à l’Esprit, coll. Petits Traités spirituels, Éd. des Béatitudes, Nouan-le-Fuzelier, 2004.

2. Dans Au début du nouveau millénaire (38), le pape rappelle l’importance pratique de ce «primat de la grâce ».

3. Voir mon article précédent : « Franchir le pas », Pentecôte Aujourd’hui n° 47.

P. François-Régis Wilhélem. Article publié dans «Pentecôte aujourd’hui», n° 61, oct. 2005, Vie spirituelle et vie charismatique, pp. 2-5.