L’histoire du Samaritain, « modèle de la spiritualité du Concile»
Le 7 décembre 1965, lors de la clôture du Concile Vatican II, le pape Paul VI définissait l’esprit qui l’avait inspiré : « La règle de notre Concile a été avant tout la charité. » Il poursuivait en faisant notamment remarquer : « L’Église du Concile ne s’est pas contentée de réfléchir sur sa propre nature et sur les rapports qui l’unissent à Dieu : elle s’est aussi beaucoup préoccupée de l’homme, de l’homme tel qu’en réalité il se présente à notre époque… » Après avoir peint de façon saisissante l’homme d’aujourd’hui, dans sa réalité complexe, avec ses richesses et ses contradictions, le pape caractérisait ainsi la rencontre entre l’Église conciliaire et le monde actuel :
« L’humanisme laïque et profane est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le Concile. La religion, c’est-à-dire le culte de Dieu qui a voulu se faire homme, et la religion (c’en est une en effet), c’est-à-dire le culte de l’homme qui veut devenir Dieu se sont rencontrées. Cependant, qu’est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver. Mais cela n’a pas eu lieu. La vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes l’a envahi tout entier. La découverte des besoins humains (…) a absorbé l’attention de notre Synode 1 ».
Ainsi, au Concile, l’Église, dont la mission est de promouvoir « le culte de Dieu qui a voulu se faire homme », a-t-elle dû affronter le terrible défi du « culte de l’homme qui veut devenir Dieu ». Inspirée par l’Esprit Saint, elle a désiré lui donner une réponse totalement évangélique : celle du bon Samaritain qui se penche sur l’homme blessé – symbole de l’humanité de notre temps – pour en soigner les plaies. Dans cet esprit de charité, mais aussi de vérité, elle s’est efforcée d’opérer un discernement critique par rapport aux valeurs ou contre-valeurs du monde d’aujourd’hui. Un discernement cependant plein de respect, de compréhension, et d’espérance 2.
Le défi du « culte de l’homme qui veut devenir Dieu »
Nous connaissons bien les plaies de notre monde qui s’étalent quotidiennement devant nos yeux ; elles pourraient parfois nous conduire à désespérer de l’humanité. Il ne s’agit pas ici de les énumérer, mais plutôt d’essayer d’en discerner la cause originelle, très lointaine, mais dont les conséquences se font sentir à travers l’enchaînement des générations. C’est précisément cette terrible tentation « de l’homme qui veut devenir Dieu »… sans Dieu !
Autrement dit, c’est la tentation de « l’autonomie-coupure » à l’égard du Créateur telle qu’elle apparaît dans le récit de la chute (cf. Gn 3). Certes, selon le Concile lui-même, il existe une autonomie légitime qui consiste dans l’exercice responsable de la liberté humaine vis-à-vis de Dieu, de soi-même 3 et de la création 4. À l’inverse, l’«autonomie-coupure » refuse – comme l’expression l’indique – le lien à la transcendance sans lequel pourtant « la créature s’évanouit » 5. À toutes les époques, cette tentation des origines ne cesse d’assaillir le cœur de l’homme. Elle a resurgi notamment à travers le phénomène dit de « la modernité », ce modèle de société, et donc de pensée, qui s’est mis en place au siècle des Lumières. S’appuyant sur le progrès continuel des sciences et des techniques, la mentalité e moderne s prône l’affirmation de l’homme, sujet personnel, comme réalité première du monde. Elle est la consommation d’un processus de sécularisation qui depuis le xvii° siècle a intenté e le procès de Dieu » (Paul Hazard). Aujourd’hui, même si elle ne s’oppose pas à la religion en tant que telle, la sécularisation triomphante prétend cependant cantonner la croyance dans la sphère du « privé » et revendique pour elle le droit de ne tirer que de l’homme – et de personne d’autre – les orientations, les normes morales et les forces dont il a besoin pour se diriger » 6.
Face à ce redoutable défi qui conduit à faire de l’homme une sorte de « demi-dieu » autosuffisant, et donc sans attente apparente, ni espérance en Dieu, la réponse de l’Église, particulièrement à travers le Concile et quelques autres grands textes après lui 7, ne consiste pas à nier la réalité historique de la modernité, ni les valeurs positives qu’elle véhicule 8, mais à redonner le sens de la transcendance au-delà de toute forme de sécularisation. C’est ce que rappelle de façon significative l’encyclique La splendeur de la vérité : « Il est urgent que les chrétiens redécouvrent la nouveauté de leur foi et la force qu’elle donne au jugement par rapport à la culture dominante et envahissante (…) Il faut retrouver et présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n’est pas seulement un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par l’intelligence. Au contraire, c’est une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire vivante de ses commandements, une vérité à vivre (…) La foi est une décision qui engage toute l’existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d’amour et de vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie, Jn 14, 6). Elle implique un acte de confiance et d’abandon au Christ, et elle nous permet de vivre comme il a vécu (Ga 2, 20), c’est-à-dire dans le plus grand amour de Dieu et de nos frères ». 9
C’est bien dans ce contexte historique de « modernité », et même de « post-modernité » 10, que sont nés dans les différentes Églises chrétiennes de puissants courants de renouveau spirituel. Sans pouvoir faire l’histoire détaillée de ceux-ci dont les racines plongent d’ailleurs au-delà de l’idéologie des « Lumières », donnons simplement quelques éléments concernant la naissance de ce courant qui allait finir par s’appeler « le Renouveau charismatique ».
Du « Pentecôtisme catholique » au « Renouveau Charismatique » 11
Les historiens voient une des origines de ce mouvement dans la simple retraite d’aumônerie de l’université Duquesne (dite « du Saint-Esprit »), à Pittsburgh (USA), en février 1967. Lors de cette retraite, un petit groupe d’étudiants fut très fortement et sensiblement touché par la grâce de l’Esprit Saint alors qu’il était en prière. Des participants, Kevin et Dorothy Ranaghan, racontent : « Des personnes rencontrèrent le Saint-Esprit (…) Quelques-unes louaient Dieu en langues inconnues, d’autres pleuraient silencieusement de joie, d’autres priaient et chantaient. Ils prièrent de 10 heures du soir jusqu’à 5 heures du matin. Tout le monde ne fut pas touché immédiatement, mais, pendant cette nuit-là, Dieu conduisit chacun d’une manière merveilleuse. Ce qui est plus important, et, d’un certain point de vue, plus impressionnant, c’est la réception des fruits du Saint-Esprit dont bénéficia ce groupe 12 »
À partir de ce groupe – et de quelques autres issus de diverses universités -, cette forme d’expérience allait se répandre en quelques mois aux États-Unis à travers une floraison de groupes de prière. Comme le note Patti Gallagher Mansfield, une des étudiantes présente à cette fameuse retraite : « Désormais, l’effusion de l’Esprit allait se répandre dans l’Église Catholique 13 » Deux ans plus tard, une cinquantaine d’étudiants, catholiques et protestants, touchés par cette grâce, décidèrent de se regrouper en différentes « Communautés d’alliance ».
K. et D. Ranaghan soulignent le fait que « c’est à l’intérieur de l’Église Catholique que des catholiques ont bénéficié de l’effusion du Saint-Esprit (…) Le mouvement pentecôtiste n’a ni séparé, ni exclu les catholiques de leur Église. Bien plutôt, il a renouvelé leur amour de l’Église et a édifié une foi vivante en la communauté catholique ». Et ils ajoutent : « Ce mouvement authentiquement catholique, a donné une dimension nouvelle aux relations œcuméniques entre chrétiens 14 ».
Dès les années 1960, en effet, le Renouveau dans l’Esprit avait commencé à pénétrer diverses Églises traditionnelles (épiscopalienne, luthérienne, presbytérienne et finalement catholique) donnant naissance à ce que l’on appela alors un « néo-Pentecôtisme ». Dans les années 1970, des Français résidant aux États-Unis découvrent le mouvement et contribuent à le répandre en France dès leur retour. Certains devaient être à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui les « Communautés nouvelles ». Nous verrons plus loin qu’il y a effectivement un rapport de cause à effet entre ce type d’expérience spirituelle et une nouvelle manière de vivre l’appel commun à la sainteté dans l’Église d’aujourd’hui.
Il est important d’insister sur le fait que né à l’intérieur de diverses Églises chrétiennes, ce mouvement s’est poursuivi en leur sein, sans que les membres en soient exclus ou éprouvent le besoin de les quitter, comme cela était arrivé auparavant dans certaines Églises issues de la Réforme. En réalité, le mouvement a « grandement approfondi l’attachement de ses membres à l’Église », leur donnant « une plus vive estime et un plus grand respect » pour ses institutions 15. Ce dernier trait est significatif des conversions actuelles, particulièrement au sein du Renouveau : en découvrant ou redécouvrant l’action du Christ Sauveur et celle de son Esprit dans leur vie, ceux qui sont ainsi touchés reçoivent habituellement l’Institution-Eglise comme un don de Dieu.
Mais il faut préciser maintenant de quelle expérience spirituelle il s’agit exactement. Souvent – notamment dans les milieux protestants – on la désigne par l’expression « baptême dans l’Esprit ». Mieux vaut, probablement, parler d’ « effusion de l’Esprit ». Nous allons découvrir pourquoi.
« L’effusion de l’Esprit »
Dans l’Écriture, on trouve l’expression « baptiser dans l’Esprit », avec des variantes dans les Synoptiques et les Actes. Mais la formule « baptême dans l’Esprit » peut porter confusion si l’on envisage cette expérience comme une sorte de « super-baptême spirituel, une sorte de supplément au baptême sacramentel ». En réalité, « l’unique baptême est pascal et pentecostal à la fois. (…) Il s’agit non d’un supplément au baptême, mais d’une confirmation de celui-ci » (Cardinal Suenens) 16.
Patti Mansfield énumère les effets courants de l’effusion de l’Esprit : « Conscience approfondie de la présence, de l’amour de Dieu, de la Seigneurie de Jésus-Christ ; plus grande intimité avec Dieu dans la prière ; soif de la Parole et des sacrements ; amour de l’Église ; renouvellement de la force et du désir de témoigner ; croissance des fruits de l’Esprit : la paix, l’amour, la joie, etc. ; manifestation de charismes tels que celui des langues ; expérience concrète des motions de l’Esprit ; prise de conscience de la réalité du combat spirituel ; désir de purification et de sainteté ; désir de l’unité des chrétiens ; volonté de se mettre au service du prochain 17 .»
On peut parler encore d’une « libération », d’une actualisation des grâces reçues au baptême et à la confirmation. Une telle expérience « provoque une prise de conscience très forte de la présence toute-puissante de Dieu, accompagnée souvent du don d’un ou plusieurs charismes 18 ». Nous savons que les charismes sont des dons particuliers de l’Esprit Saint destinés à l’édification de l’Église. S’ils ne préjugent pas d’une sainteté plus grande de qui les as reçus, leur mise en oeuvre est cependant directement ordonnée à la croissance de tous dans la charité 19. Un certain nombre d’entre eux sont énumérés dans les lettres de Paul 20, sans que ces listes soient d’ailleurs exhaustives.
En fait, il y a autant d’effusions que de personnes, autant d’effusions que de « passages spirituels ». Cependant, certains de ces passages étant vécus plus intensément que d’autres, on parle alors d’effusion de l’Esprit au singulier, afin de caractériser tel moment fort, tel tournant significatif de l’itinéraire personnel. Fortement sensible ou au contraire extrêmement discrète 21, l’effusion permet de réaliser, à travers une certaine expérience, que notre Dieu est un Dieu Vivant, qu’il intervient dans notre existence concrète et en devient même l’Acteur principal… pourvu que nous lui laissions la place ! Elle permet également de vérifier la vérité de cette parole du Christ : « Hors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15 5), guérissant ainsi du péril d’une autonomie mal comprise, c’est-à-dire orgueilleuse. Elle fait éclater le schéma étroit et formaliste d’une foi envisagée connue une simple morale et présente la marche à la suite du Christ comme étant la voie normale de tout baptisé, quel que soit par ailleurs l’état de vie embrassé. Ainsi l’effusion ouvre-t-elle à un don radical de soi au Seigneur.
En réalité, cette expérience n’est pas nouvelle dans l’histoire. Elle concorde en effet avec nombre de témoignages des premiers siècles, mais rejaillit de façon puissante dans l’Église d’aujourd’hui.
Une grâce de Pentecôte pour toute l’Église
Prophétisée pour notre temps par un certain nombre de mystiques, telles la bienheureuse Elena Guerra ou encore Marthe Robin, la grâce d’une « nouvelle Pentecôte » est implorée dans la prière par le bienheureux Jean XXIII et toute l’Église au moment où va s’ouvrir le Concile. Reflets de ce dynamisme pentecostal, les textes de Vatican II soulignent avec force le rôle de l’Esprit Saint dans la vie des baptisés et n’hésitent pas à redonner toute leur place aux charismes 23. À la suite du Concile, de multiples interventions des papes Paul VI et Jean-Paul II font une large place au Renouveau et à la vie charismatique, qu’ils considèrent comme une « chance pour l’Église », un « don spécial de l’Esprit Saint à l’Église » Pour sa part, Benoît XVI connaît et encourage depuis longtemps les mouvements de renouveau et a contribué à leur cheminement par d’importantes interventions 25.
Avec le recul, nous voyons mieux aujourd’hui que le « Renouveau », appelé communément « charismatique » en raison des dons charismatiques qui s’y manifestent, n’est pas une « organisation » de plus dans l’Église (à côté de multiples autres organisations, ou mouvements spécialisés), mais la manifestation puissante d’une grâce de Pentecôte offerte à toute l’Église. Autrement dit, il ne s’agit pas tant d’un mouvement dans l’Église, que l’expression privilégiée d’un mouvement de l’Église – comme le fait remarquer très justement Mgr Santier 26. C’est donc dans ce dynamisme de type « pentecostal » – et non seulement « charismatique » -, que tous les baptisés sont appelés à entrer aujourd’hui afin de faire fructifier jusqu’au bout leur baptême, c’est-à-dire jusqu’à la sainteté. Mais cela n’est possible que s’ils se laissent conduire par l’Esprit, car Lui seul fait les saints. Or, précisément, le but ultime de l’effusion de l’Esprit n’est-il pas celui-là ?
Effusion de l’Esprit et vie mystique
Nous l’avons dit, les fruits habituels de l’effusion témoignent d’une revivification des grâces du baptême et de la confirmation. Dès lors, ne peut-on pas penser que l’horizon proche, ou peut-être plus lointain, de l’effusion de l’Esprit est l’entrée dans la vie mystique, si le Seigneur le veut ? Il y a en effet une totale cohérence spirituelle entre la prise de conscience de la primauté effective de Dieu à travers cette expérience et la docilité habituelle à l’Esprit qui constitue le Cœur de la vie mystique, la première pouvant servir de porte d’accès à la seconde. En d’autres termes, et en respectant la liberté divine, n’y aurait-il pas là un formidable « appel d’air » en direction de la vie mystique ? Dans un tel contexte les grands auteurs mystiques – ceux du Carmel en particulier – paraissent d’une brûlante actualité, car ils fournissent de précieuses lumières permettant à tous de franchir les différentes étapes spirituelles. En effet, après les temps de la rencontre enthousiasmante avec le Seigneur, viennent, comme normalement, ceux de la purification, de la « désolation », de la « nuit », de l’impression de pauvreté spirituelle qui ne fait que s’accentuer. Par leur enseignement, les maîtres spirituels aident alors à persévérer sur le chemin de la foi obscure et de la charité.
Mais l’effusion de l’Esprit n’est pas seulement une grâce personnelle de revivification, elle est aussi « centrifuge », dans le sens où elle pousse à annoncer avec joie l’Évangile, à témoigner dans la puissance de l’Esprit et à travailler à la transformation du monde. Bref, elle génère « des communautés évangélisées pour l’évangélisation » (José H. Prado Flores). Précisément, dans la mouvance de cette expérience, sont nées dans l’immédiat après-Concile des Mouvements et Communautés dites « nouvelles », qui, chacun, chacune, selon son charisme propre, « incarne » divers aspects de la théologie de Vatican II. À titre d’illustration, nous ne présenterons brièvement que deux de ceux-ci, d’ailleurs étroitement reliés entre eux : ceux de la communion et de la mission.
Une théologie de la communion fondée sur l’unique baptême
Il ne fait pas de doute que la dimension de la « communion » est une note caractéristique de la théologie conciliaire. Or, celle-ci apparaît avec évidence dans ces communautés et mouvements qui regroupent autour d’un même charisme des baptisés engagés dans différents états de vie en vue d’une marche commune vers la sainteté contemplée en Marie.
Ces groupements reflètent bien la structure même de la constitution sur l’Église qui, partant du Mystère Trinitaire et Christologique (ch 1), envisage ensuite l’Église comme Peuple de Dieu (ch. 2), en pèlerinage ici-bas (ch. 7), appelé tout entier à la sainteté (ch. 3). À ce premier plan, tous les baptisés sont considérés ensemble, à égalité devant une même vocation essentielle. Apparaît ensuite la distinction sacramentelle entre hiérarchie (ch. 3) et laïcat (ch. 4) qui structure fondamentalement ce Peuple, les religieux (ch. 6) étant situés un peu à part afin de bien montrer qu’il s’agit d’une distinction d’un autre ordre. Dans le chapitre 8 enfin, la sainteté consommée est contemplée en Marie, première des rachetées, à la fois icône de toute forme de sainteté et du mystère même de l’Église.
J. Beyer remarque judicieusement : «… La notion même de communion, qui est une marque distinctive de l’Église vue comme mystère par le Concile Vatican II, ne peut pas être comprise si elle n’est pas rendue visible dans l’Église vivante. Il semble que ces formes nouvelles de communion soient nées précisément pour faire comprendre et expérimenter cette communion (…) Ce que l’Esprit a mis en lumière dans le Concile, il l’a exprimé par ce don nouveau dans la vie de l’Église 27 » Pour sa part, A. Borras voit dans les communautés nouvelles des sortes de « condensations ecclésiales qui révèlent l’Église comme mystère à la fois de communion et de mission 28 ». Ainsi peuvent-elles contribuer à édifier cette « spiritualité de communion » que Jean-Paul II appelle avec force dans Au début du nouveau millénaire 29. Cette volonté d’incarner, avec de nouvelles modalités, une certaine forme de vie évangélique, débouche tout naturellement sur la mission.
La dimension de la mission
La dimension de la mission constitue également une note caractéristique du Concile. Dans le cadre des mouvements et communautés, cette dimension apparaît clairement comme étant un fruit de la charité reçue dans la prière, vécue dans la communion et le partage fraternels (cf. Ac 2, 42s ; 4, 32s ; 5, 12s). C’est pourquoi ces groupes se sentent spontanément « en phase » avec la nécessaire « nouvelle évangélisation » (cf. par ex. leur participation à la mission organisée l’an dernier par le diocèse de Paris : « Paris-Toussaint-2004 »). S’ils font preuve d’une particulière adaptation aux conditions actuelles de l’annonce de la Bonne Nouvelle, c’est, entre autres raisons, grâce à leur capacité de « témoigner, en tant que communautés, du message de l’Évangile : « Venez et voyez » (Jn 1, 39) 30 ». Avec leur spécificité propre, ils rendent particulièrement visible, et donc efficace, la recommandation du Christ : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra pour mes disciples » (Jn 13, 35), concrétisant ainsi sa prière : « Que tous soient un…, afin que le monde croie » (Jn 17, 21). De fait, la simple présence de communautés fraternelles au milieu d’une société bien souvent sécularisée, de surcroît « pluraliste et fracturée » (cf. Les fidèles laïcs, § 29) est déjà un signe parlant sur le plan social et culturel, avant même de l’être sur celui de la foi.
Finalement, dans leur relation au monde, « les nouvelles communautés ne craignent pas de contester les illusions et les effets pervers de la modernité. (…) Elles témoignent simplement de l’affirmation joyeuse d’une différence et d’une alternative. Elles ont aussi la volonté de faire la preuve qu’une attitude de dépouillement et de frugalité à l’encontre des stéréotypes de la société permissive et consumériste procure la joie et non la résignation morose 31. »
Il y aurait bien sûr, beaucoup d’autres choses importantes à développer sur, ce rapport entre les nouveaux mouvements et la mission de l’Église aujourd’hui (notamment sur le plan de l’œcuménisme). Le cadre limité de cet article ne nous y autorise pas. Simplement, pour conclure ces quelques réflexions, revenons à la figure emblématique du bon Samaritain.
Conclusion : Compter sur Dieu
Le discours de Paul VI cité plus haut, montre bien que le « courant d’affection » des Pères conciliaires à l’égard du monde contemporain, n’est en aucune manière naïveté et manque d’esprit de discernement : « Des erreurs ont été dénoncées. Oui, … mais, à l’adresse des personnes, il n’y eut que rappel, respect et amour. » Cette attitude porte un nom : miséricorde. À l’homme « postmoderne », blessé par une autosuffisance qui le conduit au désespoir et brouille les chemins de son avenir, est donc proclamé une nouvelle fois l’Évangile de la miséricorde. Il s’agit de la « Bonne Nouvelle » d’un Père aimant, qui, en Jésus – image du Bon Samaritain – « se rend proche » de ses enfants tombés sur les routes de la vie, panse leurs multiples plaies et les sauve.
Quelques années avant le discours du Pape (en 1959), le P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus découvrait, lui aussi, « l’humanité de notre époque » dans cet homme « dépouillé et roué de coups », dont les misères ne sont pas uniquement physiques et matérielles. Dans une conférence il alertait ainsi son auditoire : « C’est toute misère, évidemment, qui doit attirer notre charité. Et s’il en est une qui doive l’attirer spécialement, c’est la misère spirituelle de l’humanité de notre temps (…) de cette humanité qui est sur la route, dépouillée, rouée de coups, blessée, qui ne peut plus aller chez elle, qui ne peut plus remonter vers Dieu ». Il encourageait alors à « prendre les gens sur notre monture, [à] les panser et, par notre prière, notre sacrifice (…), [à] les conduire à Dieu ». 32 Pour le carme, il était urgent que les chrétiens soient de lumineux témoins qui aident leurs contemporains à « retrouver le sens de la marche vers Dieu », et ce, malgré, ou même, à travers l’expérience de leur misère, pourvu qu’elle soit offerte à la miséricorde divine. Il n’hésitait pas à encourager dans ce sens : « Notre misère n’est pas un obstacle, notre misère est un moyen (…) Nos misères deviennent des sources de lumière, quand elles sont placées sous la lumière de Dieu 33. »
Certainement, une des tâches essentielles de l’évangélisation aujourd’hui consiste-t-elle à témoigner du Dieu Vivant et à en favoriser la rencontre. Dans Annoncer l’Évangile (1975), Paul VI écrivait dans ce sens : « Le monde qui, paradoxalement, malgré d’innombrables signes de refus de Dieu, le cherche cependant par des chemins inattendus et en ressent douloureusement le besoin, le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d’un Dieu qu’ils connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient l’invisible. » (§ 76)
Le souffle de Pentecôte qui a fait irruption dans l’Église, en la revivifiant puissamment, lui fait expérimenter de façon renouvelée la vérité du « principe essentiel de la vision chrétienne de la vie : le primat de la grâce 34 » Un des grands services de charité que les chrétiens sont appelés à rendre à leurs frères en humanité n’est-il pas justement celui-ci : les aider à consentir 35 – librement et joyeusement – à la grâce ?
Père François-Régis WILHÉLEM — Notre-Dame de Vie – Vénasque
1. Pour ces derniers paragraphes, traduction de E. Michelin, « Pour une anthropologie théologale » dans Une figure du xx° siècle, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (Actes do Colloque du Centenaire 2-4 décembre 1994). Collection du Centre Notre-Dame de Vie, série Spiritualité, n° 11, Éd. du Carmel, 1995, p. 320-321.
2. Le pape disait encore : «… Un courant d’affection et d’admiration a débordé du Concile sur le monde humain moderne. Des erreurs ont été dénoncées. Oui, parce que c’est l’exigence de la charité comme de la vérité mais, à l’adresse des personnes, il n’y eut que rappel, respect et amour. Au lieu de diagnostics déprimants, des remèdes encourageants, au lieu de présages funestes, des messages de confiance sont partis du Concile vers le monde contemporain : ses valeurs ont été non seulement respectées, mais honorées ; ses aspirations purifiées et bénies… » Ici, traduction de La Documentation Catholique n° 1462 (2 janvier 1966), col. 64.
3. Cf. l’Église dans le monde de ce temps. § 17 : « La vraie liberté est en l’homme un signe privilégié de l’image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre conseil (Si 15, 14) pour qu’il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse plénitude. »
4. Tout en respectant la juste autonomie des réalités temporelles, le Concile veut éviter une opposition entre le « sacré » et le « profane ». Le § 36 de la constitution sur l’Église rappelle à ce sujet qu’aucune « activité humaine, fut-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu ». Et le décret sur L’Apostolat des Laïcs de préciser : « Bien que ces ordres soient distincts, ils sont liés dans l’unique dessein divin ( § 5); voir également le § 7 et aussi L’Église dans le monde de ce temps § 36.
3. « La créature sans son Créateur s’évanouit (…). L’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même », L’Église dans le monde de ce temps § 36.
6. Sur ce processus, voir notamment Jean – Louis Bruguès, Précis de théologie morale générale,
Cahiers de l’École Cathédrale, Mame, Paris, 1994, p. 70s.
7. Entre autres : Les fidèles Laïcs (1988) ; le CEC (1992) ; La splendeur de la vérité (1993) ; La foi et la raison (1998) ; Au début du nouveau millénaire (2001), etc.
8. Comme en témoigne le caractère ouvert du discours de Paul VI.
9. § 88. Voir J.-L. Bruguès, « Veritatis Splendor, une encyclique de combat», Communio, n°XIX/2, mars-avril 1994, p. 138-141.
10. Dans le contexte de la chute des grandes idéologies, on parle de « post-modernité » pour désigner un certain désenchantement à l’égard du mythe d’un « progrès » humain indéfini et clos sur lui-même qui, en réalité, montre son incapacité à dévoiler le sens ultime de l’existence.
11. Pour de plus amples développements, voir notre ouvrage Dociles à l’Esprit. Vie charismatique et vie mystique, coll. Petits Traités spirituels, Éd. des Béatitudes, Nouan-le-Fuzelier, 2004, p. 9s.
12. Le retour de l’Esprit. Le mouvement pentecôtiste catholique aux États-Unis, Cerf, Paris, 1973, p. 30.
13. Comme une nouvelle Pentecôte. Les débuts du Renouveau charismatique dans l’Église Catholique, Éd. de l’Emmanuel, Paris, 1992, p. 62.
14. Le retour de l’Esprit, p. 56.
15. Edward O’ Connor, cité dans R. LAURENTIN, Pentecôtisme chez les catholiques, Beauchesne, Paris, 1974, p. 23.
16. Une nouvelle Pentecôte ?, DDB., 1974, p. 99 et 103.
17. Comme une nouvelle Pentecôte, p.249.
18. Patti Mansfield, Comme une nouvelle Pentecôte, p. 248.
19. La hiérarchie spirituelle entre grâce sanctifiante et charismes est clairement rappelée par le CEC : « Quel que soit leur caractère, parfois extraordinaire, comme le don des miracles ou des langues, les charismes sont ordonnés à la grâce sanctifiante (…) – Ils sont au service de la charité qui édifie l’Église », § 2003.
20. Par exemple en 1 Co 12 ,7-1 ; voir encore 1 Co 12,28 ; Rm 12,3-8 ; Ep 2,20 ; 4,11…
21. « La prise de conscience de la puissance de l’Esprit peut se faire par le biais d’une croissance progressive et ne doit pas nécessairement être l’objet d’une expérience immédiate », F. A. SULLIVAN, Charismes et Renouveau charismatique, Pneumathèque, 1988, Nouan-Le-Fuzelier, p. 109.
22. Voir entre autres auteurs : K. Mc Donnell, G-T. MONTAGUE, Baptême dans l‘Esprit et initiation chrétienne. Témoignage des huit premiers siècles ; G. BENTIVEGNA, Le baptême de l’Esprit Saint. Témoignage de l’Église des Pères, DDB, Paris, 1996.
23. Constitution sur L’Église, § 4, 7, 12 ; décret sur l’Apostolat des laïcs, § 3, 30, etc.
24. On trouvera les interventions des derniers papes dans «Et Pierre se leva », Éd. des Béatitudes, Nouan-le-Fuzelier, 2005.
25. À titre d’exemple, signalons la très éclairante conférence du cardinal Ratzinger : « Les mouvements ecclésiaux et leur lieu théologique », dans : Don de l’Esprit, Espérance pour les hommes. Rome, Pentecôte 1998, Éd. des Béatitudes, 1999, p. 25-51.
26. Mgr M. Santier, Le Renouveau au Cœur de l’Église, Éd. des Béatitudes, 2001. p. 23.
27. Cité par Mgr Piero Coda, « Les nouvelles communautés ecclésiales et les nouveaux mouvements, don de l’Esprit », dans : Don de l‘Esprit…, p. 84.
28. « À propos des communautés nouvelles. Réflexions d’un canoniste », Vie consacrée, 1992, n° 4, p. 244-245.
29. Voir, les § 43-45.
30. Cf. P. CODA, « Les nouvelles communautés ecclésiales et les nouveaux mouvements, don de l’Esprit », dans : Don de l’Esprit…, p. 86.
31. C. Geffré, « Communautés nouvelles et religiosités nouvelles », L’année canonique, tome
xxxvi, 1993, p 94-95.
32. Conférence inédite du 22 août 1959.
33. Homélie du 24 novembre 1959, dans : Jean de la Croix. Présence de lumière, Éd. du Carmel, Vénasque, 1991, p. 45.
34. Jean-Paul II, Au début du nouveau millénaire, § 38. Sur ce thème et d’autres thèmes concernant le renouveau spirituel aujourd’hui, voir notre ouvrage, Dociles à l’Esprit. Vie charismatique et vie mystique, p. 48s.
35. Voir E. MICHELIN, « Pour une anthropologie théologale » dans Une figure du xx siècle, le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, p. 340-341.
Revue Carmel, n° 118, Dec. 2005, pp. 77-89.