« Les hypocrites accomplissent les œuvres bonnes pour une récompense terrestre. On peut les diviser en quatre groupes.
Les premiers pratiquent le faux-semblant pour séduire leurs supérieurs. Ils font montre de bonnes œuvres, de justice et de décence en toute vertu, pour être promus au-dessus des autres en honneurs, avantages et richesses. C’est qu’ils souhaitent devenir pape ou évêque, ou avoir quelque autre dignité dans la vie religieuse : prélat, abbé, prieur, abbesse, ou être à la tête des autres, à quelque religion qu’ils appartiennent, ou posséder quelque seigneurie mondaine. C’est pour cela qu’ils pratiquent le faux-semblant, séduisent les autres et se montrent humbles, droits et bien ordonnés en toutes les vertus. Tout cela est l’œuvre de l’orgueil ou de la cupidité, et s’appelle hypocrisie. Comme ces gens sont hypocrites, toutes les œuvres accomplies par eux avec cette intention, le sont en pure perte.
Ensuite viennent ceux qui simulent et souffrent de grands labeurs pour être appelés saints, ou pour quelque avantage terrestre. Nombreux sont ceux qui souffrent de cette maladie : tous ceux qui pratiquent leurs œuvres bonnes à la vue de tous, dans l’intention d’en être récompensés par le peuple, sont hypocrites et ne méritent aucune récompense. Il y a le prêtre dont l’intention principale, en célébrant la messe, est un gain temporel ou de paraître pieux : il est hypocrite et mérite punition éternelle. Le moine, la nonne, le religieux, le bégard, la religieuse, la béguine aussi, ou qui que ce soit qui pratiquerait des bonnes œuvres extérieures comme jeûner, veiller, prier, aller en pèlerinage, marcher pieds-nus, prêcher, porter des vêtements repoussants, garder un silence prolongé, habiter au désert, ou qui adopterait quelque style de vie étrange pour se faire appeler saint ou pour quelque profit temporel : ils seraient tous hypocrites.
Une troisième espèce d’hypocrites sont ceux qui étalent des œuvres bonnes afin que l’on prenne soin d’eux quant au manger et au boire, et pour mener une vie confortable et agréable. Ceux-là sont parfois habiles et rusés : ils repoussent la gloire mondaine et font peu de cas des bien matériels, mais ils sont par ailleurs gourmets et gloutons, et savent faire la cour à tous ceux dont ils peuvent espérer quelque avantage en la matière.
Une quatrième sorte d’hypocrites sont ceux qui commettent le mal en cachette. Ils simulent et se parent de quelques vertus extérieures, afin de couvrir leur malice et de pouvoir la pratiquer d’autant plus aisément.
Toutes ces personnes sont hypocrites et indignes de la grâce de Dieu. Si elles veulent se convertir et être rendues dignes de cette grâce, il leur faut conserver les œuvres bonnes qu’elles pratiquent maintenant pour la gloire, pour la richesse, pour être élevées au-dessus des autres, pour paraître saint, pour quelque jouissance extérieure des choses de la terre, pour plaire à quelqu’un ou pour couvrir leur malice – toutes ces œuvres bonnes qu’elles pratiquaient, il leur faut les conserver, mais en changer l’intention fausse, afin de viser désormais par elles la gloire et la louange de Dieu, ainsi que leur béatitude éternelle, et de mépriser toutes les choses temporelles. Elles recevront ainsi le divin amour et la vie éternelle. »
Jan van Ruysbroec, Le Royaume des Amants, traduction par Dom André Louf, o.c.s.o., Ecrits III, Spiritualité Occidentale, n° 4, Abbaye de Bellefontaine, 1997, pp. 44-46.