Père David Neuhaus : « En Terre sainte, ne nous laissons pas coloniser par nos émotions »

La Croix, 25/12/23. Recueilli par Cécile Lemoine, correspondante à Jérusalem

Entretien. Catholique né en Afrique du Sud dans une famille juive, citoyen israélien, intégré également à la communauté chrétienne arabophone, le père David Neuhaus enseigne la Bible aussi bien en Israël qu’en Palestine. Un parcours qui lui permet, explique-t-il, de transformer son amour pour les deux peuples en liberté.

La Croix : En quoi la Terre sainte est-elle « sainte », quand paradoxalement la violence s’y déchaîne avec une telle intensité ?

Père David Neuhaus : La sainteté de cette terre est intimement liée à la parole de Dieu. Le judaïsme, l’islam et le christianisme ont tous cette certitude que Dieu nous parle. C’est la terre qui témoigne de cette parole. La religion n’est pas la cause de la violence. La violence naît de la manipulation des religions par des idéologies. Cette guerre oppose deux types de nationalismes, où les plus religieux sont les plus féroces. Ils revendiquent la propriété exclusive de cette terre, en en faisant une volonté divine : « Dieu nous a donné cette terre. » C’est de là que naît le refus de l’autre. Et c’est la tristesse de cette terre.

En juin 2014, le pape a fait une prière, que je considère comme un modèle pour un autre type de présence religieuse : la Parole nous mène à lever nos yeux vers le ciel, à réfléchir au Père, qui considère tous les êtres humains comme ses enfants. De quoi nous unir dans la fraternité plutôt que nous diviser.

Comment comprendre ces désirs de revanche destructrice de part et d’autre ?

D. N. : Ce sont deux peuples traumatisés qui vivent en Terre sainte. Le 7 octobre a réveillé la mémoire de la Shoah chez les juifs. Côté palestinien, les bombardements et les évacuations forcées ont fait revivre la mémoire de la Nakba. Shoah contre Nakba. Deux peuples victimes qui n’ont jamais guéri leurs traumatismes et qui cultivent au contraire un désir, un rêve, jamais éteint, de s’affirmer, d’exister, de montrer qu’ils sont vivants et que la victoire sera la leur.

Le désir de vengeance englobe tout ça. Il ne s’agit pas seulement des massacres du 7 octobre, ni des 19 000 victimes des bombardements : c’est toute une histoire qui forme une mémoire collective qui rend prisonnier. Le problème n’est pas que les juifs veulent vivre en Israël. Mais la manière dont leur « retour » s’est fait a provoqué une injustice qui crie vers le ciel depuis des décennies face à un monde qui reste silencieux.

Vous êtes un prêtre catholique d’origine juive, citoyen israélien et parfaitement intégré à la communauté chrétienne arabophone. Comment naviguez-vous entre ces identités et les douleurs de chacun ?

D. N. : Ce n’est pas facile. Ça commence avec l’amour, comme une expérience incarnée : j’ai un amour très profond pour le peuple israélien et le peuple palestinien. Il s’incarne dans des amitiés très profondes qui durent depuis des décennies et je rends grâce car cela me permet de ne pas tomber dans les stéréotypes et les propagandes, ces discours qui présentent l’autre comme le mal absolu. J’essaye de transformer cet amour en liberté : être disponible partout. Partager les lamentations. Écouter les cris. Parfois, quand je sens que l’esprit me pousse, je dis une parole : « Ce n’est pas vrai », « Ce n’est pas juste ». La grande lutte aujourd’hui est celle de la vérité. S’il est impossible de connaître la vérité factuelle des événements actuels, il faut que nous soyons animés par des vérités comme celle qui dit que Dieu pleure pour chaque personne qui meurt. Peu importe si c’est un Israélien, un Palestinien, une personne armée ou pas. En étant créé à l’image de Dieu, tout le monde est enfant de Dieu. Nous avons tendance à faire des spéculations dont les conséquences sont catastrophiques pour notre humanité. Nous n’en avons pas le droit.

Au milieu de cette violence, comment se désarmer intérieurement ?

D. N. : La première étape est celle de la connaissance de soi : prendre conscience que nous sommes colonisés par des émotions brutes. La tristesse, la frustration, la rage… Toutes ces émotions sont des réactions normales, naturelles, devant tant de dévastation. Quelqu’un qui veut suivre le chemin du Christ est chargé de s’examiner profondément, pour ne pas se laisser coloniser, et laisser une place à l’espoir, à la possibilité d’un pardon, et bien sûr à l’amour du prochain.

Il faut aussi accepter et comprendre la complexité de cette terre. Rien n’a commencé le 7 octobre. Il faut remonter loin dans l’histoire pour comprendre combien cette terre, que nous appelons « Terre sainte » et qui est la terre de Palestine, a été désirée par les juifs, et combien le peuple palestinien en a souffert.

Jésus est né il y a plus de deux mille ans sous l’occupation romaine. Pour les enfants qui naissent aujourd’hui en Terre sainte, il n’y a pas beaucoup de lumière. Quelle est votre espérance ?

D. N. : L’espoir n’est pas quelque chose qui tombe du ciel. Nous en sommes aussi acteurs. Cette terre a besoin de témoins. Beaucoup de chrétiens l’ont et vont la quitter. C’est là l’expression d’un désespoir total. Mais nous avons la responsabilité, en tant que religieux et religieuses, de faire vivre la lumière de l’espoir. Mon espérance est incarnée dans mon histoire. Je suis né en Afrique du Sud en 1962. C’était un pays de divisions féroces. D’une cruauté indescriptible. Un pays totalement perdu, et personne ne croyait qu’il y aurait un changement. Dans les années 1990, au milieu d’un déchaînement de violence, un homme, un mouvement sont sortis de nulle part. Et ils ont parlé un langage qui appelait à l’espoir, et au pardon. Un langage qui a d’ailleurs toujours été celui des Églises protestantes et catholique en Afrique du Sud. L’apartheid a été démantelé. Parce qu’il y a un Dieu, créateur et maître de l’histoire, j’ai ce même espoir pour la Terre sainte.