Entretien
Pinchas Goldschmidt Ancien Grand Rabbin de Moscou, Recueilli par Matthieu Lasserre, La Croix 14 mars 2023.
Un an après son départ précipité de Russie, l’ancien grand rabbin de Moscou Pinchas Goldschmidt revient sur le conflit, et ses conséquences sur la liberté religieuse. Entretien avec l’une des voix religieuses les plus critiques de la guerre en Ukraine.
La Croix : Cela fait un an que vous avez quitté la Russie, quelques jours après le début de l’invasion de l’Ukraine. Pourquoi avoir choisi de partir ?
Pinchas Goldschmidt : J’ai été profondément choqué que la guerre ait été déclarée, de voir les missiles pleuvoir sur Kiev, d’être témoin des dizaines de milliers d’Ukrainiens quittant leur pays. Brusquement, la Russie a changé, pour le pire.
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Les responsables de la communauté juive se sont immédiatement mis d’accord pour ne rien dire afin de ne pas soutenir la guerre – que nous n’avions pas le droit de nommer ainsi au risque d’être arrêtés par la police car le gouvernement ne parlait que d’une « opération militaire spéciale ». Très rapidement, la pression du gouvernement sur les responsables religieux est montée, exigeant un soutien à l’invasion. Pour moi, il n’était ni possible ni moral de céder, de ne pas tout faire pour critiquer cette catastrophe et de s’en distancer. C’est ce qui a justifié mon départ au début du mois de mars.
Cela fait maintenant plus d’un an que dure cette guerre. Quel regard portez-vous sur l’évolution du conflit ?
P. G. : Chacun comprend que cette guerre est une catastrophe pour l’Ukraine et la communauté juive en Ukraine ; c’est aussi une catastrophe pour la Russie. Personne ne connaît les chiffres exacts du nombre de morts dans le camp russe, mais d’après certaines estimations plus de 100 000 familles ont été détruites. Elles ont perdu des fils, des pères, des frères, des maris dans cette guerre inutile. Le pays s’est isolé du monde occidental, des valeurs des droits de l’homme et de toutes celles qui constituent les fondations de la civilisation de l’Ouest. Aujourd’hui, la Russie revient à son passé totalitaire, du temps de l’Union soviétique.
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Pour justifier son invasion, Vladimir Poutine affirme que l’Ukraine est dirigée par des néonazis, dont les opérations militaires russes viseraient à libérer les Ukrainiens. Comment vous, qui avez été grand rabbin de Moscou pendant près de vingt ans, interprétez-vous cet argument ?
P. G. : Le mantra russe consistant à dire que l’Ukraine est dirigée par des nazis relève de la science-fiction. Montrez-moi un seul pays du monde dans lequel il existe une communauté juive active sous un régime nazi ?
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Après la Seconde Guerre mondiale et la collaboration de certains de ses dirigeants à l’Holocauste, l’Ukraine a vécu une vraie renaissance juive à partir des années 1990. Les accusations de néonazisme sont de la propagande et du mensonge. On voit d’ailleurs davantage de soldats russes arborer des tatouages reproduisant l’imagerie nazie.
Vous résidez actuellement en Israël. Les autorités israéliennes doivent-elles dénoncer plus ouvertement le conflit et la responsabilité de la Russie ?
P. G. : La population israélienne s’est rangée en grande majorité du côté ukrainien attaqué sans raison. Si de nombreux Israéliens se souviennent de la participation des Ukrainiens aux crimes de l’Allemagne nazie, ils savent que l’Ukraine est aujourd’hui moderne et démocratique, que le président ukrainien Volodymyr Zelensky est juif comme l’était l’ancien premier ministre Volodymyr Hroïsman (de 2016 à 2019, NDLR).
Les autorités sont prises en étau entre leur soutien à l’Ukraine, la protection de la communauté juive en Russie et l’influence de Moscou dans la Syrie voisine, une région importante pour la sécurité de l’État israélien.
Certains responsables religieux, au premier rang desquels le patriarche orthodoxe russe Kirill, soutiennent les opérations militaires de Vladimir Poutine. De quel soutien bénéficie le pouvoir parmi les diverses confessions ?
P. G. : Je peux dire ouvertement que dans notre communauté, compte tenu de ma position, ma voix a été la plus forte contre cette guerre. Mais 90 % des leaders juifs ne l’ont pas soutenue non plus et se sont tus pour éviter l’arrestation. Dans le même temps, plusieurs responsables orthodoxes, musulmans et parfois protestants ont soutenu l’invasion. Je le répète : la Russie est à présent un pays semi-totalitaire. Le contrôle des autorités sur les dirigeants religieux est extrêmement fort. Ces derniers ont peur de ce contrôle et de la réaction du pouvoir si jamais ils venaient à s’opposer à la guerre.
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Dans l’Église orthodoxe, ce contrôle est encore plus étouffant. L’ancien numéro deux du patriarche Kirill, le métropolite Hilarion, a décidé de ne pas s’exprimer pour ne pas cautionner l’invasion. Il n’a même pas dit son opposition ! Il a pourtant été renvoyé de son poste et on l’ a envoyé à Budapest pour se débarrasser de lui.
Les conditions de vie des habitants de confession juive dans le pays se sont-elles détériorées ?
P. G. : Les difficultés des citoyens juifs sont les mêmes que pour tous les Russes, à un détail près : nous constatons une augmentation de l’antisémitisme. Pas de l’antisémitisme de la rue mais de l’antisémitisme d’État. Des employés du gouvernement s’en sont pris violemment au Habad Loubavitch (important mouvement juif apparu au XVIIIe siècle en Russie, très présent en Ukraine).
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Les Juifs de Russie sont aussi pris en otages par les relations entre Moscou et Israël, au fur et à mesure que ce dernier renforce son soutien à l’Ukraine. Par conséquent, les autorités russes essaient de fermer l’Agence juive, qui travaille à l’immigration vers Israël et à l’enseignement dans les communautés dans le monde. Aujourd’hui, entre 25 et 30 % de la communauté juive a quitté la Russie, cela représente environ 80 000 personnes.
Ainsi, pensez-vous que la liberté religieuse a reculé dans le pays ?
P. G. : Si on parle des institutions religieuses en général, je n’ai pas constaté de fermetures à cause de la guerre. Mais dans le monde juif il n’y a pas de frontière bien définie entre le laïc et le religieux. L’Agence juive a enseigné la religion juive à des enfants durant des camps d’été ou dans des écoles. Si elle ferme, cela affectera la communauté.
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Est-il important que les responsables religieux prennent position vis-à-vis de cette guerre ?
P. G. : Je suis convaincu que chaque responsable religieux doit prendre position, pas seulement avec des paroles mais aussi avec des actes pour aider les souffrants et ceux qui sont dans le besoin. C’est dans ces moments que nous devons nous demander quel est notre devoir moral devant Dieu et devant notre communauté. J’ai aussi eu une discussion privée avec le pape François au sujet de la guerre. Il a critiqué les responsables politiques qui souhaitent la poursuite du conflit. On connaît la position du pape qui essaie de trouver la paix à tout prix.